jeudi 14 mars 2013

En hommage à Paul Rose (1943-2013)



Nous nous sommes connus, Paul Rose et moi, dans des circonstances dramatiques. C'était pendant ce qu'on a appelé le « lundi de la matraque », le 24 juin 1968. Sur le mot d'ordre du FLP (Front de libération populaire), créé après la dissolution du RIN et dirigé par Andrée Ferretti, de nombreux militants indépendantistes s'étaient donné rendez-vous au parc La Fontaine, pendant le défilé de la Saint-Jean-Baptiste, qui ne portait pas encore le nom de Fête nationale du Québec. Le but était de protester contre la présence de Pierre-Elliot Trudeau sur l'estrade d'honneur, parmi d'autres dignitaires sensés représenter la fierté québécoise. Pour celui qui allait être élu, le lendemain, premier ministre du Canada, le vaste mouvement de libération nationale du Québec, toutes tendances confondues, n'avait qu'une valeur ethnique, donc réactionnaire.

Il commençait à faire nuit, ce 24 juin, et les premières chaleurs de l'été invitaient à la détente. Pourtant le parc La Fontaine ressemblait de plus en plus à une arène de boxe, à la différence qu'une partie des combattants était armée de matraque et l'autre manifestait à main nue. Bien sûr, quelques bouteilles vides de boissons gazeuses avaient été lancées sur l'estrade du déshonneur, de l'autre côté de la rue, mais il fallait être un lanceur exceptionnel pour prétendre atteindre la cible visée, soit Pierre-Elliot Trudeau.

Alors que je tentais de prêter main forte à un manifestant allongé par terre en arrêtant un policier qui le frappait, j'ai reçu un premier coup de matraque sur la tête. Le coup m'était venu par derrière, sans que je m'y attende. Je me souviens d'avoir vu des étoiles, comme celles que l'on voit dans les bandes dessinées lorsqu'une personne est frappée de la sorte, puis j'ai perdu connaissance.

J'ai retrouvé mes esprits quelques instants plus tard, j'imagine, car j'avais perdu la notion du temps. J'étais dans un fourgon cellulaire, littéralement dans les bras d'un géant qui me regardait du seul œil fonctionnel qu'il avait. Il enleva rapidement sa chemise et commença à éponger mon visage couvert de sang. J'avais reçu non pas un mais deux coups de matraque et la tête m'élançait.

Ce qui m'impressionna d'emblée chez ce colosse fut son calme et la pleine maîtrise de la situation. Il faut dire qu'il en imposait, aussi bien par sa taille que par son regard perçant. On aurait dit que porter secours à ses proches, dans des conditions périlleuses, était la chose la plus naturelle. Je sentais une chaleur réconfortante. J'ai toujours gardé de cette première rencontre une impression impérissable. Sans un mot, nous nous sommes reconnus. Je venais de découvrir un camarade.

Nous nous sommes revus, dès notre libération, pour publier un livre aux éditions Parti pris de Gérald Godin sur « le lundi de la matraque ». Plus de 300 personnes avaient été arrêtées et brutalisées et nous voulions rassembler le plus de témoignages possibles. Puis nous avons rencontré Pierre Harel, qui a tourné un film sur ces événements et ces témoignages, intitulé Taire des hommes, qui rappelait la Terre des hommes de l'Exposition universelle de Montréal, l'année précédente.

Ce fut le début d'une belle solidarité qui nous mena jusqu'aux événements d'Octobre 1970, en passant par la Maison du pêcheur. Des deux cellules qui se formèrent, à l'été 1970, celle de Paul Rose était sans doute celle qui avait le plus une vision à long terme du combat à mener. Paul avait le sens de l'organisation, il savait que pour gagner, il fallait posséder une bonne infrastructure, pour durer aussi longtemps que possible. Notre cellule était pressée de passer à l'action et ce n'était pas son choix. C'est sans doute lui qui avait raison.

Sa mort subite me rappelle celle de nombreux autres militants et patriotes partis trop tôt, c'est-à-dire avant qu'ils aient pu assister à la naissance de ce Québec souverain pour lequel ils ont tant lutté, sans rien demander en retour.

Aujourd'hui je pleure la mort d'un doux guerrier.

Jacques Lanctôt