samedi 26 juin 2010

Orwell, anarchiste tory


« L’adoption déculpabilisée d’un certain degré de conservatisme critique définit désormais l’un des fondements indispensables de toute critique radicale de la modernité capitaliste et des formes de vie synthétique qu’elle prétend nous imposer. Tel était, en tout cas, le message d’Orwell. »

Anarchiste tory, c’est-à-dire « anarchiste conservateur » : une bien curieuse autodéfinition de la part de George Orwell, surtout connu comme romancier, puisque ses romans ont parfois été transformés en produits culturels de masse (1984 et La Ferme des Animaux). Orwell, beaucoup moins connu comme pamphlétaire et politique. Orwell, donc, finalement plutôt mal connu.

Dans cet essai, Michéa nous livre une vue synthétique de cet esprit trop tôt disparu, et « anarchiste conservateur ». Analysons dans un premier temps les termes et leur signification avec les éclaircissements de Michéa.

Si Orwell n’est pas étranger à la sensibilité anarchiste (son engagement dans la guerre d’Espagne, aux côtés des communistes, l’amène à conclure qu’il est finalement proche des anars), c’est cependant un démocrate et un partisan de l’Etat de droit, jugeant son absence impossible, voire indésirable au sein d’une société moderne. En outre, « patriote du fond du cœur », il défend les valeurs nationales, qui pour lui ne sont pas un simple mot, un concept abstrait, mais « la démocratie empirique et sensible, incarnée sous nos yeux dans une nation donnée, qu’il convient donc de savoir reconnaître ». Anarchiste par sensibilité, mais, par raison, rebelle à l’anarchisme !

Le terme de tory nécessite un rapide exposé historique : né au 17ème siècle en Angleterre, ce sobriquet désigne le Parti Conservateur, opposé aux « whigs », parti du « mouvement » – et, à ce titre, favorable au capitalisme libéral de Marché. Les whigs procèdent aux réformes morales nécessaires au développement du capitalisme. De manière à la fois logique et absurde, selon le plan de la réflexion où l’on se situe, la « Gauche » anglaise s’est donc historiquement ralliée à ce mouvement, destructeur des Tories, puisque ceux-ci se voulaient défenseurs d’un ordre social communautaire et hiérarchisé. Toute conservation devant être bannie par la « Gauche », elle s’est donc retrouvée, de fait, dans le même camp que les libéraux, face aux conservateurs. En Angleterre plus qu’ailleurs, il est clair qu’il y a trois camps : la « Gauche », les libéraux, les conservateurs. Et il est clair que la « Gauche » est souvent plus proche des libéraux que des conservateurs.

Pourtant, Orwell est socialiste, et fondamentalement « de Gauche ». Mais il importe de comprendre ici de quelle Gauche il est question, quand on parle l’Orwell.

Orwell insistait énormément sur l’usage précis des mots en politique : il distinguait deux socialismes historiques, qui définissent deux sensibilités bien distinctes :

1 ) Le socialisme populaire de « Gauche constituante » (transcendantale), fondé sur le concept-clé de la pensée d’Orwell, la « common decency », ensemble de valeurs partagées permettant le lien commun et qui font sens, la notion exprimable ou non de ce qui se fait et ne se fait pas, loyauté, amitié, désintéressement, générosité, la haine des privilèges, et plus généralement le don agonistique maussien ;

2 ) Le socialisme de l’ancien courtisan, devenu intellectuel partidaire de la « Gauche constituée » (empirique), « monde d’idées et [de] peu de contact avec la réalité physique ». C’est cette figure de l’intellectuel partidaire de Gauche, dénué de sensibilité morale et de common decency, qui fait pour Orwell le lit du totalitarisme : l’amour du pouvoir détourne d’une société juste, c’est-à-dire libre, égalitaire et décente.

La rupture entre ces deux « Gauche » explique qu’Orwell puisse être à la fois « de Gauche », « anar », et cependant « tory ».

A travers la pensée politique d’Orwell, deux axes majeurs se recoupent, complémentaires, et que Michéa analyse ainsi : dans un premier temps, « le sens de la liberté, et donc du langage » ; dans un second temps « le sens du passé, et donc de la morale ».

Par opposition, l’intellectuel du 20ème siècle, gorgé de ressentiment du fait de son inutilité (le cadre courtisan classique est aboli par le règne de la seule valeur d’échange) cherche à trouver sa légitimité dans les revues littéraires et les partis politiques de gauche, via le militantisme et l’appareil hiérarchisé du Parti. Michéa y rajoute, s’agissant d’aujourd’hui, le monde des associations, qui « peuvent tout aussi bien ne représenter qu’une simple démocratisation de la volonté de puissance et donc une possibilité supplémentaire de parler au nom du peuple et de décider à sa place ». Pratiquant la « langue de bois », dont le Novlangue est l’aboutissement ultime, l’intellectuel partidaire tronque le réel par une manipulation des signes, point commun avec l’altération de la réalité produite par les mécanismes linguistiques et psychologiques des régimes totalitaires – où l’on comprend pourquoi l’intelligentsia, à la recherche perpétuelle d’un maître, est fascinée par ces régimes.

Un fossé est creusé par la corruption du langage dont l’intellectuel partidaire est l’agent conscient : les nantis, coupés du réel, édictent la langue officielle, mais celle-ci perd de son sens – pour Orwell, le sens n’est produit que par le contact avec le réel, d’où l’indispensable rôle des prolétaires dans le maintien d’une langue vivante. Le désordre politique serait donc corrélé au déclin du langage.

Pour pallier cette perte, Orwell préconise la fabrication consciente de mots manquants ou l’activité littéraire, la traduction du monde de la sensation et de la polysémie des mots (the roundabout method). Dans le cas contraire, les conséquences seraient désastreuses et mèneraient à la « canelangue » (duckspeak) : « les bruits appropriés sortent du larynx mais le cerveau n’est pas impliqué, comme il le serait si lui-même devait choisir les mots ». Ainsi, le discours idéologique moderne procède de la logique du Novlangue, réducteur de mots. C’est pour Orwell, nous dit Michéa, le double tranchant d’une langue comme l’anglais : facile à parler, donc facile à pervertir. Une réaction, en somme, est pour l’anarchiste tory indispensable pour protéger la civilité et le langage traditionnels contre les effets de la domination de classe.

C’est ici qu’entre en jeu l’axe second de la réflexion politique d’Orwell, sur le sens du passé et donc de la morale. Mal compris, ses romans sembleraient inviter au déracinement, à l’arrachement (il faut souffrir pour être moderne, se moque – à raison – Michéa…), pain béni pour le capitalisme mondialisé. Mais tout au contraire, l’auteur de 1984 (qu’il revendique comme une satire sur le monde souhaité par l’intellectuel partidaire, non comme un livre prophétique et annonciateur) promeut le lien et l’attachement. Toute liberté n’est à ses yeux inscrite et décrite que dans une culture donnée. Attachement aux lieux et aux êtres, fait positif en rupture avec l’existentialisme sartrien, la liberté est, chez Orwell, « une somme de fidélités et d’habitudes composant un univers personnel qu’il s’agit à la fois de protéger et de partager ».

Orwell récuse de ce fait le « sens de l’histoire » de la « gauche établie », et sa métaphysique progressiste qui préconise de s’affranchir de tout attachement au passé, prétendus obstacles à l’émancipation ontologique. La question philosophique centrale d’Orwell est : est-ce que cela me rend moins ou plus humain ? Loin du manichéisme, il opte donc pour une comparaison systématique du présent et du passé pour distinguer ce qui dans la modernité aliène ou émancipe, en déterminant les seuils à ne pas franchir. C’est ici que le sens d’anarchiste tory revêt sa pleine signification, au sens de ce que Michéa nomme très pertinemment un conservatisme critique, synthétisation conceptuelle de la pensée politique de George Orwell.

Sens du langage et sens du passé se complètent donc, comme nous en avons la confirmation en ce début de 21ème siècle. La création de Novlangues spécifiques dans chaque domaine professionnel – en particulier le tertiaire pur, avec son globish abscons et pédant – fait décliner l’intelligence critique. Les « mots couverture » (qui recouvrent d’un même sens plusieurs mots, l’inverse de la polysémie, bref une régression voulue) du Novlangue se généralisent pour des usages politiques. « Conservatisme » est d’ailleurs un des meilleurs exemples, et explique la trahison permanente de la « Gauche partidaire » : ce terme est assimilé à « archaïsme », « Droite », « Ordre établi » ou encore « société d’intolérance et d’exclusion », ainsi que l’énumère Michéa.

A partir de là, il devient aisé de comprendre comment la gauche libérale-libertaire a légitimé la conquête capitaliste depuis la Libération, un processus culminant avec le pendant estudiantin soixante-huitard du triomphe du Marché, instant où le Spectacle fut vendu comme subversif et marginal. Toute common decency doit être détruite, pour cette « Gauche » traître par essence, parce qu’à ses yeux, elle n’est que survivance d’un archaïsme oppresseur à bannir, et d’une morale – supposée bourgeoise – honnie. C’est au nom de grands principes émancipateurs que s’accomplissent les dérives majeures de la sur-modernité. Et dans ce cadre, pour légitimer son maintien, la « Gauche constituée » doit faire croire, plus que jamais, au danger réel des « forces du passé ».

mardi 8 juin 2010

Pourquoi le protectionnisme est-il impensable!?

A partir de l’actualité de ces derniers jours, Frédéric Taddeï interroge quelques penseurs dont Emmanuel Todd, Marcel Gauchet et Luc (Droopy) Ferry. Todd nous réjouit par sa défense d’un protectionnisme continental et pour le rappel de quelques vérités de base : « La baisse du niveau de vie des populations européennes a été organisé par nos gouvernements ».

Emmanuel Todd / Retour au protectionnisme par FrenchCarcan