lundi 14 novembre 2016

Le peuple américain se serait-il fait « Trumper »?

C’est décidément comme une traînée de poudre que nous avons assisté à l’ascension du candidat Trump jusqu’à la présidence des États-Unis (ÉU). C’est pourtant contre l’avis du parti républicain et de son établissement que le sulfureux millionnaire s’est cru autorisé de se payer (à ses frais) cette étonnante croisade jusqu’à la Maison Blanche. Il voulait, disait-il, « rendre l’Amérique grande une nouvelle fois » (enfin, les ÉU surtout) ! Mais aujourd’hui c’est d’abord lui qui peut se permettre de se trouver grand, car ce n’est pas d’endosser le personnage et son projet politique que de souligner cette surprenante réussite. Ils sont bien rares les gens qui peuvent aujourd’hui se vanter d’avoir prévu l’aboutissement du personnage, et je dois avouer que moi-même je n’y ai pas cru. Enfin, même si plusieurs éléments fondamentaux m’ont fait comprendre depuis longtemps que le populisme de droite était en forte poussée depuis un bon moment, j’avoue humblement avoir sous-estimé la défiance du petit peuple de l’Amérique profonde, mais j’ai surtout surestimé la puissance médiatique américaine. J’avoue bien volontiers que je croyais le peuple américain plus crédule et grégaire face à leurs médias, éditorialistes et vedettes bien aimées. Mais comme vous le savez maintenant, il n’en a rien été et il est aujourd’hui plus que jamais nécessaire de faire le bilan de cette campagne, qu’il faut bien qualifier « d’historique », et d’en tirer les leçons pour le futur.

Le bilan à faire est tout d’abord celui de ceux qui ont cru en la candidate Clinton. L’argument qui présentait cette dernière comme une « femme politique d’expérience », et qui, de ce fait, devait faire mieux qu’un autre moins expérimenté, ne semble pas avoir pesé bien lourd face à son noir profil d’apparatchik enlacé à la finance. Les réformettes promises aux plus pauvres n’ont d’ailleurs pas porté fruit et une bonne partie de son électorat jeune et « racisé » (présumé et un peu pris pour acquis) n’ont probablement pas cru bon de la croire sur parole. Elle qui s’était bien gardée de proposer quelques réformes sociales d’importances que ce soit lorsqu’elle était secrétaire d’État, sénatrice de l’État de New York ou première dame des ÉU. Il est sûr que cette surenchère sociale était de mise après l’inspirant succès de Bernie Sanders aux primaires démocrates et de son élection volée, mais les promesses électorales n’engagent que ceux qui les croient et ce ne sont pas les expériences d’Obama, de Syriza ou celle du parti socialiste français qui nous prouveront le contraire, loin de là. Enfin, il y aurait fort à dire sur la candidate Clinton, mais disons pour faire simple que son amour pour la « guerre humanitaire », la dérégulation économique[1], les intérêts de Wall Street, son double jeu hypocrite et son irrespect de la personne humaine (« We came, we saw, he died » en parlant du meurtre de Kadhafi) auront sûrement refroidi bien électeurs & électrices sincèrement progressistes. C’est d’ailleurs ce refroidissement qui est à la base de sa défaite et non pas tellement une vague purement conservatrice[2].

Pour en revenir à Trump et à son électorat, il est à préciser à gros traits que, malgré le coup d’éclat (aussi surprenant soit-il) que fît le petit peuple blanc des ÉU, il s’est tout de même fait rouler lui aussi. Car le personnage, à l’instar de ses télé-réalités, est d’abord et avant tout un acteur et son projet de société est tout sauf cohérent. Le programme de Donald Trump, relativement comparable à celui du Front national (FN) des années 80-90, est un mélange de mesures libérales classiques et de protectionnisme. Sans grande vision théorique, le programme économique qu’il défend est à la fois archaïque et bien modeste. Là où son programme puise sa force est dans le simple fait de ne pas être néolibéral, mais simplement libéral sur une échelle nationale. Ses recettes ne sont pas fondamentalement différentes de celles des néolibéraux, mais se placent sur une échelle moindre. Ce qui pourra éventuellement faire revenir quelques emplois dans le secteur primaire et secondaire dans les États les plus pauvres. Et cela, dans bien des cas, au détriment de l’environnement et d’une modernisation sociale et économique qui se fait impatiemment attendre. Cependant le fait de remettre en cause le libre-échange (la déréglementation des échanges en langage commun) et de dénoncer la déloyauté des acteurs économiques américains envers le pays qui les a faits richissimes est un discours séduisant pour l’électorat populaire. Même si Trump est aussi l’un de ceux qui ont bénéficié de cette nouvelle « liberté ». Sous cet angle, on se rend vite compte que ce qui rend le programme de Trump sympathique aux pauvres, n’est pas tant qu’il soit « révolutionnaire », mais bien qu’il soit le seul programme alternatif à celui du néolibéralisme. Le phénomène est équivalent en France avec le FN[3] et les résultats sont bien là pour le montrer, et malheureusement, ce ne seront pas des « valeurs de gauche » affirmées péremptoirement qui vont séduire l’électorat populaire, mais bien des projets politiques alternatifs concrets!

Mais bien sûr, je sais que l’on me reprochera de ne pas tenir suffisamment compte de l’aspect « identitaire » de cette élection, comme l’a fait la presque totalité des médias. Il est vrai que je priorise toujours les actes et les faits aux valeurs et aux faciès des gens. C’est pourquoi les blagues racistes et misogynes de Trump ou la féminité d’Hillary Clinton ne me semblent pas être pertinentes dans cet exercice sociologique. Mais à contrario, il me paraît totalement grotesque que de prétendre que le résultat des élections américaines soit une victoire des « whites trash » ignares sur la population jeune et éduquée, car cette analyse ne comporte aucun sens[4]. Il est par contre tout à fait intelligible que les laissés pour compte et les déclassés de cette organisation économique néolibérale (le fameux nouvel ordre mondial) aient eu un large impact sur l’élection par rapport aux privilégiés de cet ordre. C’est ce que l’on appelait jadis la « guerre des classes » ! Car le néolibéralisme n’est qu’une forme exacerbée du capitalisme qui engendre nécessairement plus de mécontents que de bénéficiaires. En revanche, je confesse aisément que les éléments des programmes ayant vocation à brimer les droits humains de ces deux candidats me sont tout à fait insupportables. Mais contrairement aux messages véhiculés par les médias, je ne crois pas que de fomenter des guerres d’agression et d’organiser un ordre économique d’une violence aussi radicale soit tellement plus moral que de brimer les droits des musulmans et des Latino-Américains par des « murs » ou des contrôles au faciès. La grande différence est que les mesures antisociales de Mme l’ex-candidate se voient un peu moins facilement et ne sont pas dénoncées avec la même vigueur que celles de Trump.

L’argumentaire de vente des démocrates était qu’Hillary Clinton était une femme ouverte sur le monde qui voulait défendre les droits des minorités et voulait unir la planète via la mondialisation des échanges. Tout ce bric-à-brac est prêché par tous les représentants du néolibéralisme depuis la chute du mur de Berlin et ne sert qu’à cacher une réalité bien peu reluisante de l’évolution de nos sociétés. Car en réalité pour ces gens, la « défense des minorités » se limite à placer quelques représentants de ces groupes à de hauts postes et qui auront essentiellement pour tâche d’assurer l’inégalité fondamentale de cet ordre social. Autrement dit, mettre plus de représentations identitaires dans les conseils d’administration des multinationales, des banques et de l’État pour rendre ces organisations plus sympathiques au public … ou plus à « gauche » si vous voulez. Et ceci, malgré le rôle nocif qu’ont ces organisations sur la qualité de vie de ceux qui devaient soi-disant voter démocrate, mais qui apparemment n’en ont rien fait.

Trop longtemps la gauche s’est fait phagocyter par ce néolibéralisme moralisant, à coup de valeurs, de tolérance factice et d’épouvantails à détester. Il vient un temps où ce masque de clown progressiste vulgaire écœure la population au point de rendre les blagues racistes et l’apologie de l’ordre ancien comme l’apanage de la critique sociale! L’association constante de politique économique antisociale d’avec le verbiage sur les bonnes mœurs (antiracisme, féminisme, défense des minorités ethniques, etc.), sans compter les amalgames criminels entre mondialisation et soi-disant ouverture sur le monde, rend ces thèmes détestables à plusieurs pans du peuple. Notamment ceux qui souffrent des effets de cet ordre et qui n’appartiennent pas à une identité que le néocapitalisme de « gauche » flatte constamment. Et il est là le danger Trump, car à force d’amalgamer bonnes mœurs progressistes et mise en place d’un ordre aussi violent que celui que nous promettait la candidate démocrate, il vient un jour où le modèle inverse (la droite populiste) finit par émerger du désespoir des masses.

Il serait facile de faire des comparaisons avec la montée des dictatures des années 30, d’autant plus qu’il y a beaucoup de similitudes entre les mouvements des deux époques. Mais l’Histoire ne se répète jamais totalement et le monde d’aujourd’hui comporte des maux qui diffèrent beaucoup de la période de l’entre-deux guerre. Notamment en ce qui a trait aux causes de l’émergence de ces populismes de droite (voir d’extrême droite). Mais une chose est sûre, la morale est toujours le siège de l’hypocrisie et tant que la gauche ne sortira pas de cette scolastique stérile, elle ne pourra qu’être le témoin impuissant de la montée de la droite populiste. La réalité est dure et la politique est sale, c’est pourquoi, si nous voulons changer l’ordre social existant, il faut affronter les questions difficiles, même si elles sont déplaisantes[5] et ne peuvent faire l’unanimité. C’est le parcours obligé de tous ceux qui veulent réellement améliorer notre monde. Se mettre la tête dans le sable est ce qu’il y a de pire à faire pour l’avenir, car pendant que la « droite complexée[6] » dénature les luttes contre les discriminations, les populismes de droite passent pour la seule opposition de nature économique crédible. Et s’il fallait qu’un Trump ou un Lepen aient des résultats moindrement positifs dans un avenir proche, la traînée de poudre risquerait de prendre des proportions à jamais inégalées dans le monde.

Benedikt Arden (novembre 2016) 

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[1] Ce qui l’on appelle « libre-échange » en novlangue.

[2] Les résultats ont démontré que le vote populaire des deux candidats était le plus bas des trois dernières élections, ce qui prouve que ce sont surtout les abstentionnistes qui ont élu Trump.

[3] À l’exception notable de la France insoumise bien sûr.

[4] La politique américaine est en soi un exercice de bêtises et de démagogie qui relève plus de la télé-réalité que de l’exercice politique d’un peuple souverain.

[5] Immigration, État, géopolitique, police, Justice, frontières et j’en passe et des meilleurs.

[6] Entendre : la soi-disant gauche de gouvernement.