jeudi 18 juillet 2013

Ce mot de finance est un mot d'esclave !

Sitôt que le service public cesse d'être la principale affaire des citoyens, et qu'ils aiment mieux servir de leur bourse que de leur personne, l'État est déjà près de sa ruine. Faut-il marcher au combat? ils payent des troupes et restent chez eux; faut-il aller au conseil? ils nomment des députés et restent chez eux. À force de paresse et d'argent, ils ont enfin des soldats pour asservir la patrie, et des représentants pour la vendre. 

C'est le tracas du commerce et des arts, c'est l'avide intérêt du gain, c'est la mollesse et l'amour des commodités, qui changent les services personnels en argent. On cède une partie de son profit pour l'augmenter à son aise. Donnez de l'argent, et bientôt vous aurez des fers. Ce mot de finance est un mot d'esclave, il est inconnu dans la cité. Dans un pays vraiment libre, les citoyens font tout avec leurs bras, et rien avec de l'argent; loin de payer pour s'exempter de leurs devoirs, ils payeraient pour les remplir eux-mêmes. Je suis bien loin des idées communes; je crois les corvées moins contraires à la liberté que les taxes. 

Mieux l’État est constitué, plus les affaires publiques l'emportent sur les privées, dans l'esprit des citoyens. Il y a même beaucoup moins d'affaires privées, parce que la somme du bonheur commun fournissant une portion plus considérable à celui de chaque individu, il lui en reste moins à chercher dans les soins particuliers. Dans une cité bien conduite, chacun vole aux assemblées; sous un mauvais gouvernement, nul n'aime à faire un pas pour s'y rendre, parce que nul ne prend intérêt à ce qui s'y fait, qu'on prévoit que la volonté générale n'y dominera pas, et qu'enfin les soins domestiques absorbent tout. Les bonnes lois en font faire de meilleures, les mauvaises en amènent de pires. Sitôt que quelqu'un dit des affaires de l'État: Que m'importe? on doit compter que l'État est perdu. 

L'attiédissement de l'amour de la patrie, l'activité de l'intérêt privé, l'immensité des États, les conquêtes, l'abus du gouvernement, ont fait imaginer la voie des députés ou représentants du peuple dans les assemblées de la nation. C'est ce qu'en certain pays on ose appeler le tiers état. Ainsi l'intérêt particulier de deux ordres est mis au premier et second rang; l'intérêt public n'est qu'au troisième. 

La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu'elle peut être aliénée; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point: elle est la même, ou elle est autre; il n'y a point de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n'a pas ratifiée est nulle; ce n'est point une loi. Le peuple Anglais pense être libre, il se trompe fort; il ne l'est que durant l'élection des membres du parlement: sitôt qu'ils sont élus, il est esclave, il n'est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l'usage qu'il en fait mérite bien qu'il la perde. 

L'idée des représentants est moderne: elle nous vient du gouvernement féodal, de cet inique et absurde gouvernement dans lequel l'espèce humaine est dégradée, et où le nom d'homme est en déshonneur. Dans les anciennes républiques, et même dans les monarchies, jamais le peuple n'eut des représentants; en ne connaissait pas ce mot-là. 

[...]à l'instant qu'un peuple se donne des représentants, il n'est plus libre; il n'est plus. 

Jean-Jacques Rousseau (1762), Du contrat social ou Principes du droit politique, p. 67 à 69

mercredi 3 juillet 2013

Le concept de nation (Otto Bauer)

[…] La nation est l’ensemble des hommes liés par la communauté de destin en une communauté de caractère. Par la communauté de destin ; ce trait distinctif la sépare des collectivités internationales de caractère comme la profession, la classe, la citoyenneté, qui reposent sur la similitude de destin et non sur la communauté de destin. L’ensemble des gens ayant le même caractère : c’est cela qui les sépare des communautés de caractère plus restreintes à l’intérieur de la nation, qui ne forment jamais une communauté de nature et de culture se déterminant elle-même, déterminée par un destin propre, mais qui sont en étroites relations avec l’ensemble de la nation, et sont donc déterminées par son destin. Ainsi, la nation était strictement délimitée à l’ère du communisme de parenté : elle était alors formée par l’ensemble de tous les descendants du peuple-souche de la mer Baltique (NDLR, origine supposée des peuples germaniques), dont l’esprit était déterminé par les destinées de ce peuple souche en vertu de l’hérédité naturelle et de la tradition culturelle. De même, la nation sera de nouveau strictement délimitée dans la société socialiste : la nation sera constituée par l’ensemble de tous ceux qui jouissent de l’éducation nationale et des biens culturels nationaux, et dont le caractère est donc formé par le destin de la nation qui détermine le contenu de ces biens culturels. Dans la société fondée sur la propriété privée des moyens de travail, ce sont les classes dominantes – autrefois les chevaliers, aujourd’hui les gens instruits – qui constituent la nation en tant que l’ensemble de ceux parmi lesquels une même éducation, modelée par l’histoire de la nation, et transmise par la langue unifiée et l’éducation nationale, produit une parenté des caractères. Les larges masses populaires cependant ne constituent pas la nation – ne la constituent plus, parce que l’antique communauté d’origine ne les lie plus assez étroitement, et ne la constituent pas encore, parce qu’elles ne sont pas encore totalement intégrées dans la communauté d’éducation en devenir. La difficulté de trouver une définition satisfaisante de la nation, sur laquelle ont buté jusqu’à présent toutes les tentatives, est donc conditionnée historiquement. On a voulu découvrir la nation dans notre société de classes, dans laquelle l’ancienne communauté d’origine aux contours très précis s’est désagrégée en une infinité de groupes tribaux et locaux, et où la nouvelle communauté d’éducation en voie de formation n’a pas encore pu réunir ces petits groupes en un tout national.