mardi 4 mai 2010

Pourquoi l’État libéral aime tant la délinquance?


Pour donner une idée de l’univers mental dans lequel pataugent les économistes officiels, on peut se référer à l’exemple élémentaire imaginé par Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice dans Les Nouveaux Indicateurs de richesse (La découverte, 2005, p.21) : « Si un pays rétribuait 10% des gens – notent ainsi ces deux auteurs – pour détruire des biens, faire des trous dans les routes, endommager des véhicules, etc., et 10% pour réparer, boucher les trous etc., il aurait le même PIB qu’un pays où ces 20% d’emplois (dont les effets sur le bien-être s’annulent) seraient consacrés à améliorer l’espérance de vie en bonne santé, les niveaux d’éducation et la participation aux activités culturelles et de loisir. » Un tel exemple permet, au passage, de comprendre l’intérêt économique majeur qu’il y a, d’un point de vue libéral (et comme Mandeville est le premier à l’avoir souligné, dès le début du XVIIe siècle), à maintenir un taux de délinquance élevé. Non seulement, en effet, la pratique délinquante est, généralement, très productive (incendier quelques milliers de voitures chaque année, par exemple, ne demande qu’un apport matériel et humain très réduit, et sans commune mesure avec les bénéfices ainsi dégagés pour l’industrie automobile). Mais, de plus, elle n’exige pas d’investissement éducatif particulier (sauf, peut-être, dans les cas de la criminalité informatique), de sorte que la participation du délinquant à la croissance du PIB est immédiatement rentable, même s’il commence très jeune (il n’y a pas ici, bien sûr, de limite légale au travail des enfants). Naturellement, dans la mesure où cette pratique est assez peu appréciée des classes populaires, sous le prétexte égoïste qu’elles en sont les premières victimes, il est indispensable d’en améliorer l’image, en mettant en place toute une industrie de l’excuse, voire de la légitimation politique. C’est le travail habituellement confié aux rappeurs, aux cinéastes « citoyens » et aux idiots utiles de la sociologie d’État.

Jean-Claude Michéa, L’empire du moindre mal

samedi 1 mai 2010

Critique du libéralisme


Qu’est-ce que l’idéologie libérale ?

Alain de Benoist (AdB) commence par préciser que ce n’est pas un corpus unitaire. C’est une école, organisée autour d’une doctrine économique (le marché autorégulateur), dont découle une vision politique adaptée au déploiement de ladite doctrine – et c’est, aussi, une anthropologie de type individualiste.

De quoi l’idéologie libérale est-elle l’adversaire obligée ?

Marché et individu ont en commun leur incompatibilité avec toute forme d’identité collective : le Marché a besoin des individus pour imposer la monnaie comme seul support de l’échange, et seule l’abolition au moins partielle de l’identité collective fabrique l’individu.

Comment cet antagonisme s’est-il constitué historiquement ?

A l’origine est, pour AdB, le christianisme. Il introduit, contre les représentations holistes de l’Antiquité, l’idée du Salut individuel. Au départ, l’homme intérieur chrétien se retire du monde. Mais progressivement, il va le réinvestir, et une représentation ultra-mondaine finira par contaminer les représentations sociales : l’individu est né. Pour reprendre une distinction célèbre : la communauté s’efface devant la société. Dans la foulée, la vision portée sur le monde évolue : de l’abolition des cadres holistes découle l’émergence d’une conception nominaliste potentiellement négatrice du réalisme aristotélicien, et l’individu cartésien proclame sa capacité à poser le sens sur un monde constitué d’êtres singuliers. Le cartésianisme marque le triomphe de l’individualisme jusque dans la conception de l’esprit humain.

Dès lors, l’homme individuel se construit, théoriquement, sans référence à un héritage ou une dynamique collective. L’homme individualiste se pense humain indépendamment de tout processus d’hominisation social. Il en découle mécaniquement que l’individu précédant le social, les droits (de chaque individu) sont censés précéder les devoirs (à l’égard des autres individus). D’où la concurrence des droits, ou si l’on préfère, la guerre de tous contre tous. Toute association est transitoire, utilitaire, et n’est au fond pensable que comme une alliance contre ce qui lui est extérieur. La privatisation du monde commence.

La liberté n’est plus le droit de participer à la vie publique, mais celui de s’en retirer pour défendre ses intérêts propres – et, en premier lieu, ses propriétés. La liberté des libéraux est la liberté de posséder – cela, et cela seul.

Au cœur de l’idéologie libérale, il y a la « recherche du bonheur ». Mais dans ces conditions, de quel bonheur s’agit-il ? Puisque la liberté consiste à défendre ses intérêts propres, le « bonheur » libéral est la liberté de maximiser son propre intérêt. Il ne s’agit plus d’être en accord avec le monde, avec le peuple, avec la Cité : il s’agit de gagner dans la guerre de tous contre tous. Paradoxalement, il en résulte que les sociétés libérales seront à la fois violentes et conformistes : les individus, définis uniquement par la concurrence des intérêts, veulent ce que d’autres individus veulent aussi. La concurrence des désirs mimétiques fait qu’en pratique, le « bonheur » libéral est l’affrontement vide de sens commun.

Toute la théorie libérale se résume donc à une tentative pour rendre possible le maintien des équilibres sociaux que l’affrontement permanent des individus atomisés ne cesse de déstabiliser. Le Marché apparaît ainsi comme le remède à l’individualisme, qui est sa condition. Le libéralisme est un engendrement mutuel marché-individualisme.

Dès lors, comme il faut toujours plus de marché pour toujours plus d’individualisme et toujours plus d’individualisme pour toujours plus de marché, le libéralisme est donc, aussi, une doctrine poussée naturellement à se porter aux excès (d’où le néolibéralisme, qui, rompant avec la tradition libérale authentique, nie que l’Etat soit nécessaire quand le Marché défaille à rétablir les équilibres rompus par la concurrence des individualismes ; d’où, aussi, l’extension indéfinie du domaine régulé par le Marché, jusqu’à saturer toutes les activités humaines).

Cette dérive spontanée du libéralisme, conclut AdB, est porteuse au final d’une aporie mortifère : le Marché devant saturer tout l’espace social, les instances de régulation devant toutes être mises à bas (y compris l’Etat), le néolibéralisme finira par produire une société négatrice du droit de l’individu à définir des finalités hors du Marché. A ce moment-là, le libéralisme, parvenu au bout de sa course, niera sa cause première, l’individualisme, et s’acharnera donc à détruire l’homme tel qu’il l’a lui-même théorisé, c'est-à-dire totalement libre. L’homme du néolibéralisme sera un être abstrait, un idéal devenu inatteignable, pour tous les hommes. La liberté de chacun se sera retournée en négation de la liberté de tous.

Nous y sommes.