vendredi 17 avril 2009

Une révolte contre l’argent


Les Français, c’est bien connu, sont très peu syndiqués, mais ils manifestent tout le temps. Tout de même, trois millions de personnes dans la rue, comme le 19 mars dernier, on n’avait pas vu cela depuis longtemps. Ces derniers temps, les Français ont beaucoup de raisons de protester. Ils manifestent contre les projets de réforme de l’école, du système de santé, du système des retraites, contre la montée du chômage, les délocalisations, les fermetures d’usines et la baisse du pouvoir d’achat. Mais aujourd’hui, et pour la première fois peut-être, ils manifestent avant tout contre le système de l’argent.

On leur avait dit il y a quelques mois qu’on ne pouvait pas satisfaire leurs revendications parce que « les caisses de l’Etat sont vides ». Après quoi, lorsque les premières conséquences de la crise financière mondiale se sont fait sentir, ils ont vu l’Etat sortir magiquement d’on ne sait où des milliards d’euros pour soutenir les banques les plus menacées. On leur a dit en même temps qu’avec la crise, des centaines de milliards d’euros ou de dollars sont partis en fumée – de sommes d’un montant tel que nul ne parvient même à réaliser à quoi elles correspondent. Aujourd’hui, ils constatent que leur situation personnelle se dégrade, tandis que les grandes entreprises cotées en Bourse voient globalement exploser leurs profits, mais en même temps multiplient les licenciements. Ils voient les banques utiliser l’argent que l’Etat leur a donné pour octroyer à leurs dirigeants des bonus, des primes exceptionnelles, des stock-options et des « parachutes doré ». Ils savent que certaines catégories de « people » (des sportifs aux acteurs de cinéma en passant par les présentateurs de télévision) gagnent chaque mois des sommes qui excèdent de plus de cent fois leurs salaires.

George Orwell faisait de la « décence commune » (common decency) l’apanage des classes populaires. La contraire de la décence commune, c’est l’indécence publique. L’étalage de l’argent chez les uns, la misère grandissante chez les autres, relève d’une indécence qui n’est plus acceptée. L’essayiste Alain-Gérard Slama disait récemment que l’on est passé d’une société de défiance à une société d’indifférence. Ce n’est pas vrai. La défiance est toujours là : jamais le rejet des élites par le peuple n’a été aussi fort qu’aujourd’hui. Mais l’indifférence a cédé la place à la colère : les Français n’en peuvent plus de vivre sous l’horizon de la fatalité. Ce n’est plus l’envie qui les meut, mais le dégoût.

Il y a des causes objectives à leur mécontentement. Avec 90 200 chômeurs de plus au mois de janvier, et 80 000 en février, ce sont 375 000 demandes d’emploi supplémentaires que l’on a enregistrés au cours des sept derniers mois. On atteindra sous peu les deux millions et demi de chômeurs (trois millions et demi en comptant les personnes exerçant une activité réduite).

En 2008, le patrimoine des Français a également baissé pour la première fois depuis trente ans. Les classes moyennes inférieures (dont le revenu mensuel est compris entre 1100 et 1750 euros) sont en voie de déclassement, ce qui veut dire que, contrairement à ce qui était la règle sous les « Trente Glorieuses », des individus occupent de plus en plus fréquemment un statut social inférieur à celui de leurs parents : dans la France des années 2000, un fils de cadre supérieur sur quatre et une fille sur trois sont employés ou exercent des emplois ouvriers. Pour compenser cette paupérisation relative, les ménages ont longtemps eu recours au crédit, ce qui aggravait leur endettement. Ils n’ont même plus cette possiblité aujourd’hui, puisque le crédit s’est évaporé.

Le poids des dépenses « contraintes » (logement, électricité, téléphone, etc.) ou « incontournables » (alimentation, transports, santé, éducation), par opposition aux dépenses non contraintes (loisirs, habillement, équipement ménager, épargne) a pratiquement doublé depuis 1979. Il représente désormais près de 90 % du budget des plus pauvres et, fait nouveau, 80 % du budget des classes moyennes. Quant au prix des loyers, il a augmenté plus vite que l’inflation (+ 3,4 % par an contre 2,3 %), dans le contexte d’une flambée de l’immobilier, alors qu’un Français sur deux gagne aujourd’hui moins de 1600 euros par mois.

Du fait de la fragilisation du salariat, du déclassement scolaire et de l’accélération des processus de mobilité sociale descendante, la « question sociale » ne se situe plus à la périphérie, mais au cœur même de la société. La crise financière s’est bel et bien transmise à l’économie réelle.

Fait remarquable : l’opposition ne bénéficie que très peu de cet immense ras-le-bol. Les socialistes sont en grande partie discrédités du fait de leurs querelles internes et de leur absence de programme. Le parti communiste est devenu un fantôme. Olivier Besancenot a acquis une audience médiatique qui le rend très populaire auprès des « bobos », mais son nouveau parti n’a pas atteint ses objectifs initiaux. Le facteur vitupère les « patrons », mais se garde bien de leur reprocher d’utiliser l’immigration comme une armée de réserve permettant de peser à la baisse sur les salaires. Toutes les enquêtes électorales montrent que les couches populaires, et plus encore les « déclassés », tendent aujourd’hui surtout à voter pour les partis populistes de droite. Mais en France, les souverainistes sont divisés et le FN en phase terminale.

Face à cette agitation qui lui fait peur, car il craint de la voir se radicaliser, Nicolas Sarkozy affirme vouloir « moraliser le capitalisme », c’est-à-dire lui assigner des limites. Mais comment pourrait-on assigner des limites à un système qui, par définition, n’en admet aucune ? « Le capital ressent toute limite comme une entrave », disait déjà Karl Marx. Le capitalisme se déploie dans l’illimité, et la loi du profit n’a qu’un mot d’ordre : « toujours plus ! » – l’éternel paradoxe étant que le capitalisme cherche à vendre toujours plus à des gens à qui il enlève de plus en plus les moyens d’acheter. Le « capitalisme moral » est un oxymore.

Ce n’est pas encore la grande rupture, mais on pourrait bien y arriver. La façon dont les dirigeants mondiaux persistent à faire comme si le système financier mondial était seulement victime d’une panne passagère montre qu’ils n’ont toujours pas compris le caractère systémique (et historique) de la crise – une crise qui, plus encore que financière ou bancaire, est une crise généralisée du régime d’accumulation du capital – ni la nécessité de mettre en place un autre sytème financier international (qu’il s’agisse d’un retour à l’étalon-or ou de la création d’une monnaie de réserve mondiale autre que le dollar, comme le demandent les Russes et les Chinois).

La crise partie des Etats-Unis a déjà plongé le monde dans la récession globale (au 4e trimestre de 2008, on a enregistré une contraction du produit intérieur brut de 6 % aux Etats-Unis et en Europe, de 8 % en Allemagne, de 12 % au Japon, de 20 % en Corée du Sud). Ce n’est pas fini. La récession a maintenant toutes chances de déboucher sur une quasi- dépression. Le système bancaire américain est d’ores et déjà devenu insolvable, dans un pays dont le redressement exigerait la baisse de la consommation, la hausse de l’épargne et la réduction de déficits monstrueux. Les destructions d’emplois se multiplient partout, entraînant des troubles politiques et sociaux qui ne vont pas cesser d’enfler. Parallèlement, on assiste à une chute du revenu, de la consommation, de la production industrielle, des exportations, des importations, de l’immobilier et de l’investissement. Et l’hyperinflation menace.

Mais les dirigeants mondiaux se comportent plus que jamais en pompiers pyromanes. A la veille du sommet du G20, prévu pour se tenir à Londres le 2 avril, on les a vu condamner à qui mieux mieux le « protectionnisme », tandis que le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, affirmait qu’« il ne faut surtout pas renoncer à la mondialisation ». Dans de telles conditions, la « nouvelle architecture financière globale » qu’Angela Merkel et Nicolas Sarkozy ont appelée de leurs vœux n’est pas près de se mettre en place. Les Etats-Unis, qui cherchent à faire adopter un « plan de relance » consistant à faire partager au reste du monde le fardeau de l’enorme dette qu’ils ont accumulée, s’opposeront à toute nouvelle régulation. Le système mondial continuera à dépendre du cœur financier américain. Et le « capitalisme de basse pression salariale » (Frédéric Lordon) continuera d’écraser les travailleurs sous la double contrainte de la pression concurrentielle et de la pression actionnariale, avec comme seule possibilité pour eux de « s’en sortir » de travailler plus (sans revalorisation de l’unité de temps travaillée !) ou de s’endetter encore plus.

Certains observateurs prévoient à partir de la fin de cette année une rupture du système monétaire mondial qui entraînera l’effondrement du dollar et pourrait même aboutir à terme à une véritable dislocation géopolitique mondiale.

Alain de Benoist