lundi 27 avril 2015

Le mouvement souverainiste et la « bête immonde »


Le 2 mars dernier, Denis Lessard de La Presse nous pondait un article faisant état d’un soi-disant rapprochement entre militants péquistes et militants FN (France). L’article rapportait que l’initiative avait été portée par des membres du comité national des jeunes (CNJ) du Parti québécois, notamment par Joël Morneau, et devait aussi être signé par Gaëtan Dussausaye (directeur du FNJ) et Loup Viallet (délégué FN de la région de Lyon). Cette incitative, quoique dénoncée par Léo Bureau-Blouin et Bernard Drainville, fut dépeinte surtout comme un rapprochement idéologique entre militants des deux partis, ce que le PQ a évidemment officiellement démenti. En définitive, ce projet de « rapprochement » était de bien faible amplitude, car, outre le fait qu’il ne se limitait pas qu’au FN, celui-ci ne concernant qu’une banale lettre entourant la dénonciation de la hausse des droits de scolarité dans les deux pays[1]. Malgré que ce type de nouvelle soit sur le fond bien anecdotique (et fausse de toute évidence), on note que c’est surtout le journaliste, en l’état Denis Lessard, qui se fait plaisir, car lui permettant jouer les progressistes bons chics bons genres dans sa manière « d’hitlériser » une dénonciation de hausse des frais de scolarité.

Un peu plus récemment, c’était au tour de Pierre-Karl Péladeau d’en prendre (médiatiquement) pour son rhume. En effet, celui-ci déclara, lors d’une de ses conférences, qu’on « n'aura pas 25 ans devant nous pour le réaliser [l’indépendance]. Avec la démographie, avec l'immigration, c'est certain qu'on perd un comté chaque année. » Ce type de déclaration ayant pour but d’activer les troupes par des questions de « délais » est depuis 1995 très présente chez certains militants péquistes. L’évolution des populations occidentales étant ce qu’elle est, il est devenu difficile d’ignorer que les changements démographiques[2] des dernières décennies ont des impacts importants sur la votation générale au Québec. Et comme c’est un secret de polichinelle que l’immense majorité des néo-Québécois ne soutiennent pas plus que ça le projet d’un nouveau pays en Amérique du Nord, il n’est pas faux d’y voir une des influences qui explique le déclin du mouvement souverainiste. Mais peu importe ce que l’on pense de cette affirmation[3], est-il pour autant nécessaire d’y voir une dérive vers le « nationalisme ethnique », comme le dit Couillard ..? Encore une fois, on notera qu’un autre chantre de l’ordre colonial britannique se la joue progressiste à bas coût et ce genre de déclaration, énonçant des faits pourtant connus de tous, est une petite douceur que les pires incarnations du néolibéralisme sera bien en peine de se priver. Et comme au Québec le spectre du FN est toujours bien pratique afin de salir la cause de l’indépendance[4], nul doute que ce cirque médiatique sera appelé à se reproduire encore et encore.  
  
Évidemment, entre le FN et le PQ, il existe plus qu’un océan entre les deux partis, puisque le PQ est historiquement plus proche de la social-démocratie[5] que de la « droite nationale », étiquette que se donnent certains militants frontistes. Mais par un étrange processus, les tenants de la domination britannique trouvent souvent le moyen de peindre le souverainisme en idéologie d’extrême droite. Ce phénomène n’est pas unique au Québec, car à peu près tout mouvement menaçant l’ordre territorial établi ou qui défend sa souveraineté est immanquablement traité ou comparé à ces mouvements caricaturaux des années 30. Que ce soit la Russie, le Venezuela, la Bolivie, la Syrie, Cuba (ainsi que tous autres états non alignés), les partis/mouvements de libération ainsi que leurs représentants qui mettent en avant la souveraineté ou les libertés collectives. Tous ont un point en commun, celui d’être un jour ou l’autre attaqués sous l’angle de la « bête immonde » ! Et de manière sophistique, on prétendra que parce qu’Hitler défendait la « souveraineté » (sic) du 3e Reich, tous ceux qui défendent la souveraineté de leur pays de l’impérialisme anglo-américain ou qui veulent s’en libérer, doivent nécessairement avoir un plan de camps de concentration en tête[6].

Mais outre la propagande coloniale, un des éléments de fond qui distingue le mieux le PQ du FN est bien entendu cette question de l’immigration. Car si le FN se veut un parti intrinsèquement hostile à l’immigration et qui ne cesse d’en parler, le PQ, lui, est beaucoup plus mitigé sur cette question et essai plus souvent qu’autrement d’éviter le sujet, même si une frange de plus en plus large des militants du PQ[7] se reconnaît dans l’argumentaire du FN. Du moins, dans sa version « soft »[8]. La défense assez vive[9] que connut la déclaration de PKP n’est en réalité que le reflet de l’évolution d’une partie de l’électorat péquiste. Électorat qui voit en l’immigration la cause majeure de leur perte d’influence politique.

Par ailleurs, et contrairement à ce que les matamores fédéralistes en disent, cette évolution des mœurs est loin de concerner que le seul mouvement souverainiste. Car on notera aussi une nette montée de l’hostilité à l’immigration dans le reste du pays, surtout sous la forme de l’opposition à l’islam. Cette islamophobie est comme de raison bien plus présentable, car ne s’attaquant d’apparence qu’à une religion, du reste critiquable comme elles le sont toutes. Mais on notera que l’expression de cette hostilité est presque toujours démagogique et volontairement provocatrice. Elle n’est à peu près jamais nuancée et place l’islam et les musulmans tel un bloc toujours (même si de mœurs modernes) plus ou moins prompt à l’intégriste. Sans compter que sous ce voile de progressisme libéral, se cache bien souvent le retour du religieux d’hier. Enfin, l’islamophobie est une plaie encore bien plus rependue que la simple hostilité à l’immigration et c’est malheureusement aussi le cas chez bien des militants souverainistes. Et c’est bien pourquoi le projet de charte de Bernard Drainville ne pouvait à l’époque que déraper.

Mais pour en revenir à la « réducto ad hitlerum » de la liberté des peuples à leur libre disposition, il serait bien de rapidement revenir sur les causes historiques qui font qu’aujourd’hui l’on assimile de plus en plus l’expression d’un des principes fondamentaux de l’émancipation des peuples à la « bête immonde ».

À la suite de la victoire des Alliés sur l’axe en septembre 1945, l’une des premières choses faites par les vainqueurs fut de mettre en place un immense dispositif médiatique afin d’exposer à la face du monde les crimes nazis. Évidemment, ce dispositif avait pour premier objet de cacher les exactions des alliés[10] par une propagande internationale intense et pour secondes d’éviter que des sympathies surviennent lors des procès des responsables de l’Axe. Comme la Deuxième Guerre mondiale était (contrairement aux autres) une guerre particulièrement idéologique, le point de crispation de ce dispositif médiatique était la faute à « l’idéologie nazie », rendu globalement responsable de la guerre et de l’ensemble des crimes qui s’y sont produits.

Lors des décennies suivantes, les deux grands représentants idéologiques du camp allié (l’URSS et le camp anglo-américain) se sont servis à loisir de cette diabolisation pour affermir leur légitimité respective dans le cadre de la Guerre froide et ont transformé des faits historiques bien établis en une propagande mythifiée et manichéenne. Les deux camps victorieux ont donc élaboré, dans leurs discours de propagande, des versions bien différentes entre elles de ce qu’était le nazisme dans l’optique de diaboliser l’autre camp. Soit, du côté anglo-américain, un type d’idéologie totalitaire antilibérale[11] à peine pire que le communisme. Et du côté du bloc socialiste, un type de capitalisme particulièrement exacerbé[12]. Ces deux versions du nazisme ont fait leurs petits bouts de chemin séparément pendant bien des années, mais à la chute du bloc socialiste, seule la thèse des premiers put conserver un soutien médiatique et étatique solide. Ce qui fit que la seconde disparut presque totalement de l’imaginaire entourant la Seconde Guerre mondiale. De nos jours, il n’est d’ailleurs pas rare de voir certains auteurs, comme Seev Sternhell et ces déjà anciens « nouveaux philosophes », établir une parenté presque directe entre fascisme et socialiste via le concept fourretout de « totalitarisme ». Par ailleurs, on notera l’apparition récente du concept foireux de « fascislamisme » chez les néoconservateurs afin de nazifier l’islam.

L’objectif étant de diaboliser les adversaires du libéralisme, ceux qui aujourd’hui se font les adversaires du néolibéralisme n’en sont pas moins visés qu’hier, c’est pourquoi il est très fréquent de voir ceux-ci tomber dans la surenchère antifasciste afin d’éviter tout parallèle[13]. Et cela au risque du ridicule, car n’étant rarement capable de dépasser les clichés des années 30 pour y voir les nouvelles formes que possède l’extrême droite[14].

Outre le socialisme, il y a aussi le mot « national » dans national-socialisme et c’est bien là que pèse tout l’essentiel de la propagande impérialiste, car, si l’empire peut accepter un socialisme utopique et désincarné (donc de fait inoffensif), on ne saurait tolérer que des peuples se libère de leurs bienveillants maitres et deviennent concrètement indépendant. Ceci l’est encore plus si le mouvement ou parti a des velléités sociales fermes, car dans ces cas-là nous serions face à un cas de « national-socialisme » ! Et l’on connait par cœur la sophistique afin d’y arriver :

Indépendance (donc nationalisme) + socialisme = national-socialisme
Et
National-socialisme = totalitarisme + génocide raciste + guerre mondiale

En somme, si vous êtes pour l’indépendance de votre pays et que vous ne voulez pas d’une indépendance factice, dépendante des États-Unis, vous vous ferez inévitablement traiter de nazi par les impérialistes ou les larbins de ceux-ci.  

S’il est quand même quelque peu aberrant de présenter le nazisme comme la conséquence logique de l’indépendance et de la justice sociale, il n’en demeure pas moins que ça marche plutôt bien et que cette propagande est tellement ancrée et promu par tout un pan de la gauche et de la droite libérale, que les archétypes réactionnaires les plus dangereux au monde[15], du point de vu des risques de totalitarisme, de génocide raciste et de guerre mondiale (en somme, de la vraie extrême droite), se permettent sans gènes de jouer les antifascistes en dénonçant comme tel ceux qui leur résistent encore ! C’est vraiment une belle victoire posthume pour Goebbels, qui prétendait que « plus c’était gros mieux ça passait »[16] !

En effet c’est énorme ! Et l’on sait fort bien que de traiter de la sorte tous ceux qui militent pour la justice ne risquent pas d’avoir que des effets positifs sur l’avenir. Le premier étant de dénaturer des concepts qui doivent être incarnés par un nom afin de pouvoir être dénoncés comme il se doit. Ensuite, la réaction de ces attaques abusives ont le potentiel non négligeable de radicaliser à terme ceux qui en sont injustement les victimes. Et ainsi les pousser dans les bras de ceux qui ont grand besoin de garnir leurs rangs. Finalement, cette diabolisation génère, d’abord et avant tout, des handicaps terribles à l’exercice de la pensée. Car en assimilant tout exercice de souveraineté à un « fascisme » camouflé, on ne peut que se condamner à la donner à d'autres (aux impérialistes surtout). Et comme vous tous savez que la souveraineté est la condition initiale et impérieuse de la démocratie réelle, on se retrouve vite dépourvu d’arme face à ce monstre qu’est l’impérialisme néolibéral. Impérialisme qui aime tant nous voir nous bagarrer sous sa botte.

Enfin, cette propagande diffamatoire envers un concept clé de la philosophie politique, outre qu’elle génère la haine et la soumission, mine par la dissension tous projets d’alternatives concrètes en forçant les opposants au néolibéralisme à chercher le fascisme sous leurs pieds quand celui-ci est aisément visible au-dessus de leurs têtes. Alors il est bien sûr de notre devoir de démasquer cette imposture en appelant les choses par leur nom et de dénoncer ces pratiques malsaines. Mais plus encore de défendre ceux qui en sont les victimes[17] au lieu de hurler avec les loups. Je sais que c’est un exercice parfois risqué, car cette petite propagande aime tant amalgamer ce genre d’acte courageux à une apologie de la « haine »[18]. Mais si rien n’est fait en ce sens, il ne serait pas étonnant qu’un jour il n’existe plus du tout d’alternative crédible à gauche, car ayant donnés tous concepts qui n’était pas du pur domaine de la rêverie idéaliste à la droite et à l’extrême droite. Et le jour où il ne restera que les Couillard, Harper, Netanyahou, Obama, Hollande, Merkel, Porochenko et ses amis ukrainiens du Pravy Sektor comme rempart au « fascisme », il ne sera peut-être plus temps de crier « no pasaran ! », car celui-ci sera bel et bien officiellement passé.       

Benedikt Arden


[2] L’immigration et le vieillissement de la population d’accueil en sont des composantes difficilement contournables.
[3] Le débat en la matière n’est pas clos et ce n’est pas le sujet qui nous concerne ici.
[4] Il s’adonne que le FN est le moins pro union-Européenne des grands partis politiques français, ce qui lui fait parfois recevoir le sobriquet de « souverainiste ».
[5] Le PQ a d’ailleurs fait une demande d’adhésion à l’internationale socialiste en 1982.
[6] C’est un peu comme dire que parce que les nazis portaient des chaussures, tous ceux qui ne sont pas nu-pied sont nécessairement suspects de totalitarisme.   
[7] Surtout en provenance de cette frange identitaire proche des idées de Mathieu Bock-Côté.
[8] Le discours dispensant la responsabilité des effets de l’immigration aux immigrés, mais l’imputant aux politiciens.
[9] Notamment dans les sites comme Vigile.net
[10] Bombardement massif et atomique sur les populations civiles de belligérants vaincus entre autres.
[11] Vu d’abord comme un type de régime collectiviste et ensuite comme un régime raciste.
[12] Considéré comme la phase ultime du capitalisme, complément débarrassé de son masque libéral.
[13] Évidemment, l’antifascisme des formations socialistes n’est pas issu d’un réflexe de protection, mais il sert aussi à cela.
[14] Viktor Dedaj écrivait fort justement en 2014 : Dans « extrême-droite », il y a droite et extrême. Alors prenez une politique de droite, et appliquez-la à l’extrême. Vous obtenez quoi, sinon une politique quasi-conforme à la politique actuelle du PS ? Si la même politique avait été menée par un autre parti, dans un autre pays, nous l’aurions qualifié d’extrême-droite.
[15] Notamment les néoconservateurs et les sionistes d’extrême droite à la Netanyahou.
[16] La citation exacte est « Plus le mensonge est gros, plus il passe. Plus souvent il est répété, plus le peuple le croit ... »
[17] Je désigne ici les personnes victimes de calomnie et non pas ceux qui tiennent des discours crypto xénophobes.
[18] Je pense tout particulièrement ici à Jean Bricmont. 

mercredi 8 avril 2015

Leçons de Grèce à l’usage d’un internationalisme imaginaire (et en vue d’un internationalisme réel)

Cher Panagiotis, si tu n’étais pas déjà parfaitement au courant de ce qui se passe dans la vie politique française, tu pourrais, tel un Montesquieu contemporain, rentrer chez toi et écrire de nouvelles Lettres Persanes – ou tout simplement des Lettres Hellènes. Tu y raconterais une étrange contrée, la France, où, pour une large part de la gauche se disant radicale, vouloir sortir de l’euro c’est être un fasciste en puissance, réaffirmer le principe de souveraineté démocratique contre les institutions européennes qui nous en infligent le dernier degré de dépossession, c’est être le fourrier du Front National.

Misère du posturalisme 

Tu témoignerais ainsi de l’apparition d’un nouveau courant de la gauche radicale, ou de la pensée internationaliste – laquelle, Dieu merci, ne s’y épuise pas – qu’on pourrait nommer le posturalisme. Comme son nom l’indique, le posturalisme a pour unique ressort la recherche des postures – avantageuses il va sans dire, et si possible bon marché, car le posturalisme est aussi régi par un robuste principe d’économie, et cherche la maximisation des bénéfices symboliques par la minimisation de l’effort intellectuel. Il s’ensuit que, de même que l’existentialisme était un humanisme, le posturalisme est un illettrisme – il ne sait pas lire : on peut lui mettre sous le nez autant qu’on veut des textes, des arguments, des mises au point, ça ne passe pas la barrière de la posture. Pour le coup no pasaran ! Mais ce ne sont pas les fascistes qui ne passent pas – avec de pareils opposants, ceux-là ont les meilleures chances de passer, et comme dans du beurre. Non, ce qui ne passe pas, c’est la moindre intelligence dialectique, et le moindre effort d’échapper à une désolante stéréotypie. En tout cas, mon cher Panagiotis, sache-le : tu es un fasciste. Tu veux la restauration de la souveraineté populaire ; constatant son impossibilité dans l’Union européenne, tu veux la sortie de l’euro : tu es un fasciste – je suis bien désolé, mais ici, en ce moment, c’est comme ça.

Evidemment, le problème épineux que tu poses à tous ces gens-là [2], c’est que tu n’es pas un fasciste… Tu plaides pour la souveraineté populaire grecque, tu parles de la sortie de l’euro, mais tu n’es pas un fasciste. Je peux maintenant t’avouer la raison un peu honteuse pour laquelle je suis vraiment content d’avoir ce débat ici avec toi : tu vas me servir de bouclier humain. Car il ferait beau voir que les pitres posturalistes viennent te dire à toi, toi qui arrives d’un pays en état de persécution économique, d’un pays humilié et mis en situation de crise humanitaire par notre belle Europe, que parce que tu veux en finir avec cela, parce que tu n’as pas la patience d’attendre qu’un autre euro soit possible, que l’Union européenne devienne progressiste et que les autres peuples européens enfin soulevés entrent dans les institutions bruxelloises, bref parce que tu n’as pas le goût d’attendre l’été à Noël, tu es un fasciste. Vraiment je voudrais les voir ces gens-là, ces professionnels du pharisaïsme, venir te dire en te regardant dans les yeux que vous êtes des fascistes, toi, Kouvelakis, Lapavitsas et tant d’autres.

Tu mesures ici le degré de dégradation du débat intellectuel à gauche en France où, pour contrer ce torrent de bêtise, et parfois d’ignominie, qui renvoie spontanément au fascisme toute évocation de souveraineté populaire, toute perspective de se soustraire à la construction européenne qui la fait périr, pour contrer tout cela donc, il n’y a plus que le recours à des boucliers humains… Faute que toute argumentation rationnelle soit permise, il ne reste plus que la solution de présenter des personnes. Des personnes dont il est une évidence incontestable qu’elles sont au dessus de tout soupçon. Autant te le dire, je ne me résous à ce procédé que la mort dans l’âme, avec vergogne, et accablement. Mais c’est qu’on ne sait plus quoi faire pour tirer cette partie-là de la gauche de son sommeil dogmatique, lui faire voir enfin ce qu’elle refuse de voir depuis tant d’années, et qu’il devrait maintenant lui être impossible de ne pas voir à la lumière des deux premiers mois de Syriza : non, un autre euro n’est pas possible. Si bien que les termes de l’alternative sont posés avec une rude clarté : ou bien sortir, pour enfin tenter de faire autre chose, prendre le risque d’essayer, car essayer, c’est cela le propre de la souveraineté démocratique ; ou bien continuer de crever à petit feu mais d’une mort en fait porteuse des pires renaissances qui soient : les renaissances fascistes, mais les vraies !, pas celles dont accusent les posturalistes pour mieux mettre en scène leur propre vertu – et c’est peu dire qu’en Grèce ces renaissances-là vous concernent de très près.

On se demande alors par quel comble de cécité dogmatique on pourrait vous faire le reproche de tout essayer – oui, unilatéralement, c’est-à-dire nationalement ! – pour vous soustraire à cette perspective mortifère. Et il faut vraiment avoir l’internationalisme sens dessus dessous pour s’acharner à préserver le fétiche d’une monnaie européenne au prix de la mort de toute possibilité de démocratie – on notera au passage cette cruelle ironie qu’une fraction d’un internationalisme se disant de gauche se voue désormais à la cause d’une monnaie… On savait que les passions aveugles pouvaient être au principe d’investissements aberrants, mais tout de même pas à ce point.

Les autocensures de Syriza 

Ceci étant dit, et maintenant à propos de la situation en Grèce, on hésite à tomber trop rudement sur Tsipras et Varoufakis, dont on se sent spontanément solidaire en face de la brutalité ouverte, et même du désir d’humiliation, qui transpirent de l’Eurogroupe, pour qui le véritable enjeu est de faire un exemple, en faisant mordre la poussière à toute expérience de gauche un peu radicale. Mais enfin il y a des questions politiques que la sympathie ne peut tout de même pas empêcher de poser. Car, si l’on pouvait difficilement rester insensible à l’arrivée au pouvoir du premier gouvernement vraiment de gauche en Europe depuis… on ne sait même plus dire combien de temps, on pouvait tout aussi bien, et non contradictoirement, dégriser par anticipation les attentes excessives, et avertir, avant même l’élection, de l’échec programmé d’une entreprise de renégociation qui, refusant par principe toute sortie de l’euro, s’est d’emblée privée de tout levier stratégique [3].

Il faudrait alors s’interroger longuement sur cette autocensure aberrante, dont on peut d’ailleurs tirer des interprétations, et partant des conclusions, assez différentes.

La première considère que la défaite en rase campagne de Tsipras était inscrite dans la trajectoire même de Syriza qui perdait de fait toute latitude politique à partir du moment où elle décidait d’emprunter sagement la voie parlementaire. Car, on le sait, c’est là un jeu dont la grammaire institutionnelle entame d’emblée toute possibilité de rupture véritable. Comment viser le succès électoral, qui plus est en milieu médiatique hostile, sans nécessairement sacrifier en radicalité, et sans devoir repiquer à quelque degré vers le centre – en l’occurrence il s’agissait de ratisser les gros bataillons du Pasok en débandade. Or, comme souvent, soit une trajectoire politique sélectionne les leaders qui lui sont le plus adéquats, soit elle refaçonne ses leaders en cours de route pour produire cette adéquation. En tout cas, en l’état actuel des choses, il semble évident – on serait presque tenté de dire : malheureusement – qu’il n’y avait pas le moindre cynisme manœuvrier dans l’esprit de Tsipras qui, réellement, voulait, et voudrait encore, et le maintien dans l’euro et la fin de l’austérité – c’est-à-dire un cercle carré.

Dans cette première interprétation donc, c’est la logique même du parlementarisme qui produit la réduction et l’autocensure – ce que la possible arrivée de Podemos au pouvoir en Espagne à l’automne prochain devrait donner l’occasion de revérifier. Dans ces conditions en tout cas, et presque tautologiquement, toute tentative d’échapper à cette normalisation suppose de contourner l’instance normalisatrice : contre la voie parlementaire donc, la voie insurrectionnelle.

La deuxième lecture possible est moins radicale. Elle part de l’idée d’un étagement des ambitions politiques. Le renversement du capitalisme est-il à l’ordre du jour ? Rien de moins certain… En attendant, n’y a-t-il vraiment rien de significatif qui puisse être fait ? Evidemment si. Quand bien même toujours dans le capitalisme, la sortie de l’état de persécution économique, c’est déjà quelque chose ! Or, vu de loin, on ne peut s’empêcher de penser qu’il n’aurait pas fallu grand-chose pour que la trajectoire, même parlementaire, de Syriza soit assez différente. Par exemple : l’argument des sondages indiquant une préférence majoritaire pour le maintien dans l’euro n’est d’aucune valeur politique. Si la loi de Say est inepte en économie, en politique l’offre peut sinon faire complètement la demande, du moins contribuer assez largement à la façonner. En deux ans et demi, Syriza aurait pu engager son capital politique et symbolique pour installer la sortie de l’euro dans le paysage des options disponibles. Et surtout pour en faire une menace de dernier recours, dont la fermeté d’ailleurs aurait contribué, par effet rétrograde, à crédibiliser la position grecque dans toutes les étapes de la montée en tension avec les institutions européennes. Or si l’on en croit les récits qui en ont été faits, la négociation semble avoir vu la partie grecque redouter la sortie de l’euro bien plus que le camp d’en face ! – inutile de dire que, dans ces conditions, l’affaire était pliée avant même d’avoir commencé…

Impuissance de l’internationalisme imaginaire 

L’est-elle définitivement ? Les trois mois qui nous séparent de la renégociation de juin pourraient-ils faire ce qui n’a pas été fait en deux ans et demi ? Tel est bien l’enjeu stratégique d’une fenêtre historique qui ne se rouvrira pas de sitôt – et ceci à moins qu’un accident financier intermédiaire d’ici juin, dont la probabilité va d’ailleurs croissant chaque jour, ne vienne décider d’une issue dont Tsipras n’aura pas voulu décider lui-même. En tout cas, si la gauche critique européenne, et surtout française, avait deux sous de pertinence, elle prendrait d’abord la mesure de l’abyssale erreur qui aura consisté à rêver pouvoir changer les institutions européennes de l’intérieur. Et puis elle en tirerait quelques leçons élémentaires.

Premièrement, ces institutions ne laissent que le choix d’être souffertes, ou détruites, ou quittées – et rien d’autre.

Deuxièmement, la tâche des trois mois qui viennent est idéologique : il s’agit de peser sur la courte majorité interne de Syriza pour l’amener à cette idée qu’elle n’évitera la défaite historique, totale, et définitive, qu’en préparant dès maintenant, politiquement et matériellement, la sortie de l’euro, c’est-à-dire la reprise en mains par le pays de son propre destin, en rejetant catégoriquement tout ce qui l’en dépossède.

Et, ce faisant, en devenant un exemple pour tous les autres peuples européens – car c’est cela le commencement de l’internationalisme réel, de l’internationalisme concret. Malheureusement, le jacquattalisme, cette doctrine qui pose que puisque les problèmes sont mondiaux, les solutions doivent l’être également, est un schème mental dont l’emprise s’étend bien au-delà des secteurs néolibéraux où il a d’abord été formé. La social-démocratie molle de l’impôt mondial, par exemple, en est une parfaite représentante. Mais tout autant, et pour le coup le paradoxe est plus cruel, une certaine forme d’internationalisme révolutionnaire qui condamne d’emblée toute tentative dans un seul pays, et préfère attendre l’arme au pied la synchronisation planétaire de toutes les révoltes avant d’envisager quoi que ce soit.

Au moins les grands libéraux, qui ont assez souvent l’intelligence du cynisme, doivent-ils bien rire quand ils ont réussi à faire avaler à quelques gogos sociaux-démocrates que pour résoudre les problèmes de la mondialisation, il suffit d’attendre la mondialisation des solutions. Jacques Attali nous annonce ainsi régulièrement l’avènement du gouvernement mondial qui viendra réguler les petits excès de la finance, du libre-échange, etc., un message sans doute plein d’espoir, mais dont l’implicite est tout de même qu’il faut nous faire à l’idée de l’avoir profond encore un moment.

Le cas de cet internationalisme révolutionnaire auquel je pense est plus grave : il a lui-même tamponné son propre passeport pour l’impuissance. Car quoique procédant d’intentions diamétralement opposées à celles du jacquattalisme princeps, là aussi il va falloir attendre un moment, si bien que l’un et l’autre, aussi antithétiques soient-ils par ailleurs, ont formellement en commun d’être de longues patiences de la convergence mondiale.

En réalité les actions révolutionnaires concrètes se moquent bien de ces présupposés dogmatiques. La plupart du temps, elles naissent sans avoir demandé l’autorisation ni des révolutionnaires professionnels ni des intellectuels internationalistes. Elles naissent localement, c’est-à-dire nationalement, et pour une raison toute simple, et entièrement pratique : sauf aux yeux des activistes polyglottes à plein temps, cette internationale étroite du capital culturel voyageur, le renversement d’un ordre institutionnel demande un intense travail de préparation du terrain et une densité d’interactions politiques – débats, réunions, rencontres, actions – qui, en pratique, ne se rencontrent que dans un cadre local, national – dont la première caractéristique est tout de même d’offrir une communauté linguistique, c’est-à-dire la communauté de débat politique la plus simplement accessible…

Pour un internationalisme réel 

C’est en général le moment où de pénétrants esprits viennent expliquer que « le national n’étant pas international, la révolution va se trahir à s’enfermer derrière de hauts murs », etc. Il faudrait, par exemple, reprendre l’histoire de la Commune pour faire litière de ce genre d’imbécillités. Et je voudrais pour ce faire m’aider du livre passionnant de Kristin Ross [4], même s’il me semble montrer une Commune reconstruite qui n’est pas exactement la Commune réelle. Car la Commune n’est pas d’abord une insurrection internationaliste. Elle commence même comme un soulèvement en grande partie patriotique-national. Mais le propre de ce processus qu’est la Commune, c’est qu’il va modifier sa nature dans le cours même de son effectuation. En chemin, la Commune liquide la part patriotique de ses commencements pour devenir intégralement une révolution sociale à portée universelle. D’une certaine manière Kristin Ross se fait alors à elle-même sa meilleure objection au travers de son évocation d’Elisée Reclus, dont je crois qu’on pourrait faire un personnage représentatif : à l’origine partisan classique de la République classique, la République républicaine si l’on veut, Elisée Reclus est dégoûté par la trahison des républicains de cette farine et devient un militant de la République universelle — comme un témoignage en personne de la nature évolutive du processus auquel il participe.

Mais jusqu’où pouvait-elle aller, en pratique, cette République universelle ? Commencée sur une base nationale, et même locale, mais dépassant le localisme de ses origines, elle attire à elle, de toute l’Europe, des individus qui perçoivent distinctement que « Français » n’est pas la qualité pertinente pour se sentir concerné par ce qui est en train de se passer, et pour avoir envie de s’y joindre activement. Cependant, si la Commune, en son devenir, acquiert l’essence d’une insurrection internationaliste, en pratique elle ne l’est que marginalement au-dedans – et au dehors pas du tout. Elle reste une insurrection dans un seul pays. Elle s’est déclenchée dans un seul pays, et a lutté dans un seul pays – sans attendre ! il est vrai qu’à cette époque, l’internationalisme n’a pas encore pris sa forme et son impuissance dogmatiques.

Quelles seraient alors les coordonnées d’un internationalisme bien compris, d’un internationalisme qui serait moins rêvé que réel ? Par exemple celles-ci :

1. Tout ce qui vient décentrer les individus de leur particularisme national est bon à prendre. Dans ce « bon à prendre », le meilleur est à trouver dans les luttes d’émancipation anti-capitalistes et dans tout ce qui, oui, les intensifie par le tissage de leurs solidarités internationales.

2. Les soulèvements n’en naissent pas moins localement, dans des milieux nationaux, parce que ce sont les plus à mêmes de voir l’activité politique passer ses seuils de densité critique.

3. Il n’en est pas moins vrai qu’il n’est de révolution progressiste qu’à visée universelle, donc comme adresse à l’humanité générique, donc internationaliste par destination. Une telle adresse est par soi un appel à tous ceux qui s’y reconnaitront, sans égard pour leur appartenance nationale.

4. Mais dans quelle mesure cet appel sera-t-il entendu ? Combien de non-nationaux rejoindront-ils effectivement l’action révolutionnaire là où elle vient de naître ? C’est une question dont la réponse est largement indéterminée a priori. Mais enfin il serait prudent à son propos de ne pas trop se raconter d’histoires…

5. A défaut, combien d’autres pays emboîteront ils le pas à celui qui a montré la voie ? On ne sait pas davantage. On sait cependant qu’il y a peu de chance que le mûrissement des conjonctures nationales soit synchronisé.

6. Le pays qui s’est engagé en premier ferait-il alors mieux d’attendre la Grande Coordination Internationaliste ? A ce compte-là, il ne se produira jamais rien, nulle part. Heureusement, dans le pays où ça se passe, les gens s’en foutent. En réalité, ils ne se posent même pas la question.

Souveraineté et autoposition 

Rendu en ce point la question du national et de l’internationalisme vient inévitablement se nouer à celle de la souveraineté. Et là encore au risque des mêmes réflexes sans réflexion, puisque le posturalisme tient beaucoup à établir, comme il se doit, que souveraineté = fascisme. Si c’est une entreprise sans espoir que d’expliquer aux esprits les plus bornés la profonde inanité de ce court-circuit – au regard même des idées qu’ils disent pourtant défendre ! –, la question est d’intérêt suffisamment général pour mériter d’y revenir. Et d’abord en rappelant que, dans son concept pur, la souveraineté n’est pas autre chose qu’un décider en commun. Poser que nous décidons en commun, c’est faire déclaration de notre être souverain, c’est donner une réalisation au principe de souveraineté – on se demande bien d’ailleurs quelle conception alternative de la politique on pourrait opposer à celle-là ; s’il s’en fait connaître une on aimerait vraiment en découvrir les termes…

En tout cas il faut partir de cette prémisse pour comprendre que, dans son concept, la question de la souveraineté n’est pas la question nationale – même si, à l’évidence, c’est aujourd’hui l’Etat-nation qui est la forme historique dominante de réalisation du principe.

Conceptuellement parlant donc, la question de la souveraineté n’est pas la question nationale, ou alors sous une redéfinition – mais tautologique – de la nation, précisément comme la communauté souveraine. Tautologie très productive en fait puisque elle nous conduit, entre autres, à une redéfinition contributive de la nation. Qu’est-ce que la nation dans ces nouvelles coordonnées ? C’est une collectivité régie, non par un principe d’appartenance substantielle, mais par un principe de participation – de participation à une forme de vie. Dans ces conditions, la souveraineté ne se définit pas par une identité collective pré-existante, mais par la position commune d’objectifs politiques. C’est cette affirmation de principes, qui est en soi affirmation d’une forme de vie, qui fait la communauté autour de soi, c’est-à-dire qui invite tous ceux qui s’y reconnaissent à la rejoindre – et à y contribuer : à y appartenir en y contribuant.

Mais il ne faut pas s’y tromper : ceci reconstituera un groupe fini. Et même un groupe fermé ! Fermé à tous ceux qui n’adhèrent pas à cette forme de vie. Un reportage récent sur la communauté Longo Maï [5] ramène une parole très caractéristique, et même hautement symptomatique : « ici, c’est pas pour tout le monde », déclare un membre de la communauté. On pourrait, on devrait même, s’étonner de ce qui ne peut être lu autrement que comme une parole d’exclusion. Mais, d’un certain point de vue, une parole d’exclusion légitime, relativement à l’affirmation de cette forme de vie. Qui se révèle ici, par soi, un principe de clôture, au moins relative.

On pourrait considérer également le Chiapas comme très représentatif de cette logique : le Chiapas est une nation. Mais une nation qui a dépassé l’indigénat des origines pour se porter au stade du pour-soi, une nation consciente et conscientisée par la position explicite – c’est-à-dire souveraine – de ses principes politiques, qui, en tant que tels, débordent les anciennes nations, les nations de l’en-soi, simplement consolidées dans et par l’imaginaire substantialiste des origines.

Rien de ceci, donc, n’abolit ni la nation, ni l’appartenance, mais en produit un profond remaniement. Un remaniement qui est un progrès en raison, puisqu’il exprime une plus grande conscience, un affranchissement des emprises passionnelles imaginaires, celles des passés mythiques et mythiquement reconstruits, à quoi va venir se substituer un supplément d’auto-position réfléchie. Non pas la nation substance : la nation politique.

Si donc on veut bien se donner la peine d’y réfléchir deux secondes, la souveraineté, c’est cela ! Evidemment les situations historiques réelles ne nous donnent jamais à voir les concepts sous leur forme pure – les concepts ne se donnent à voir que sous l’altération de leurs réalisations historiques concrètes. Au demeurant, le paysage de la souveraineté est toujours fragmenté et multiscalaire : il y a de la souveraineté partielle à toutes les échelles, et à des degrés variables. Le cas de la Grèce, sous ce rapport, est typique, et ceci d’autant plus que la destruction de l’Etat social a conduit à une multitude d’initiatives locales d’auto-réorganisation : cantines communes, jardins collectifs, dispensaires autogérés, etc. – la souveraineté, c’est aussi cela.

Mais ça n’est pas que cela… et ça ne peut pas l’être. Car il y aura nécessairement une composition de toutes les souverainetés locales et partielles en une totalité souveraine de rang supérieur, qui en l’occurrence s’appelle la Grèce. Sans doute la souveraineté grecque, comme celle de tous les autres pays en fait, reste-t-elle marquée par la forme nationale classique, avec tous ses reliquats d’imaginaire substantialiste. Mais l’épreuve de la crise en a aussi indiscutablement augmenté la teneur d’autoposition politique – le clair rejet de l’austérité européenne, c’est bien une affirmation positive de souveraineté !

Non pas la communauté substantielle mais la nation politique 

Décidément la Grèce d’aujourd’hui est un laboratoire. Un laboratoire de pratiques, mais aussi, du point de vue de l’analyse, une sorte de bain photographique, un révélateur qui éclaire les pensées, et surtout les impensés de la gauche radicale. Que nous montre en effet la Grèce – et ceci par-delà même toutes les probabilités d’échec du processus initialement rêvé par Syriza ? Quel spectacle la Grèce nous offre-t-elle qui devrait quand même donner un peu à penser aux militants de l’altereuropéisme et de l’internationalisme imaginaire ?

La Grèce nous montre d’abord que l’Union européenne a maintenant acquis la seconde nature d’une entité entièrement et irrémédiablement néolibérale, et qu’on ne lui fera passer cette seconde nature qu’en la faisant passer elle-même de vie à trépas – je redis les termes de l’alternative : la souffrir, la détruire, ou la fuir. En attendant, cette Union européenne, elle, est bien décidée à faire la peau à toute expérience qui la contredirait – terrible leçon de choses tout de même pour tous les naïfs qui rêvaient d’une transformation de l’euro de l’intérieur et par la force de la démocratie.

La Grèce nous montre cela, mais elle nous montre surtout autre chose. Elle nous montre un corps politique qui, de son propre mouvement, y va tout seul. Un corps politique, de son propre mouvement : c’est la souveraineté. Qui y va tout seul : en l’occurrence, et contrairement aux apparences, c’est l’internationalisme réel, puisqu’il est évident que ce qui se passe en Grèce a une portée largement extranationale : ce qui se passe en Grèce nous concerne, nous requiert, et devrait nous induire – c’est cela l’internationalisme concret.

Si donc la vraie gauche voulait un instant se défaire de ses fétiches intellectuels (dans le meilleur des cas) et de ses postures avantageuses (dans le pire), elle s’interrogerait elle-même sur cette bizarrerie qui l’a conduite à la célébration d’une forme d’internationalisme qui n’existe pas et à la détestation d’une souveraineté qui elle existe – et la concerne très directement : la souveraineté du « décider en commun », constitutive et institutrice d’une forme de vie, dont la définition, proprement politique, ne fait pas acception des nations présentes… et ceci quoique elle naîtra nécessairement des nations présentes, mais, plus encore, quoique elle ne fera pas autre chose que donner une nouvelle forme historique à la nation, non pas la forme de la communauté substantielle, mais la forme de l’autoposition consciente, c’est-à-dire la forme de la nation proprement politique, cette forme qui fraye péniblement ses voies dans l’histoire depuis maintenant deux siècles, la nation de la Convention, la nation de Robespierre si l’on veut, qui, ouverte à tous les vents, n’avait pourtant pas peur de s’appeler « nation », et n’en pas moins été un moment historique de l’émancipation. Encore un effort donc : un autre internationalisme est possible !

Frédéric Lordon

[1] Mes remerciements vont en particulier à Stella Magliani-Belkacem et Félix Boggio-Ewanjée-Epée pour l’organisation de ce débat. En vidéo ci-dessous 


[2] Il devrait être inutile de préciser que la controverse de l’internationalisme a en soi toute sa légitimité. C’est à certaines manières de la conduire qu’on pense ici. En toute rigueur, il faudrait citer et dire qui l’on vise. Mais on ne se résout pas à apporter quelque supplément publicitaire à des entreprises posturales qui pratiquent déjà essentiellement le vertuisme publicitaire. Et dont certaines n’attendent des polémiques que les bénéfices publicitaires.

[3] Voir « L’alternative de Syriza : passer sous la table ou la renverser », La Pompe à Phynance, Le Monde Diplomatique, 17 janvier 2015.

[4] Kristin Ross, L’imaginaire de la Commune, La Fabrique, 2015.

[5] Jade Lindgaard, « La ferme des radicaux », Mediapart, 26 février 2015.