mercredi 18 mai 2016

Petite critique du droit bourgeois

Dans son célèbre essai sur la « Métaphysique de mœurs (1785) », Emmanuel Kant prétendait que s’il :

« doit y avoir un principe pratique suprême, et au regard de la volonté humaine un impératif catégorique, il faut qu'il soit tel qu’[…] il constitue un principe objectif de la volonté, que par conséquent il puisse servir de loi pratique universelle.

[…] agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. »[1]

Ces quelques mots légèrement rhétoriques du vieux philosophe laissent tout de même entendre qu’une volonté réellement universelle de mener le genre humain là où il doit aller passe inévitablement par la mise en place de principes de vie « impératifs », « catégoriques » et « objectif », qui auront pour base pratique de servir le genre humain comme fin en soi. Ceci en évitant tout asservissement de l’autre a ses propres fins.

Quoique l’application concrète de ces « impératifs catégoriques » soit d’abord de nature déontologique (moral), ces principes doivent aussi fatalement s’incarner dans le droit, car la déontologie est avant tout quelque chose que l’on s’impose à soi-même, alors que la chose commune nous impose de tracer des lignes directrices dans les devoirs que l’on a envers ses semblables. Car il n’existe de droit, que si l’ensemble des gens en accepte les devoirs préalables qu’ils imposent.

Ces droits, qui dans la thématique qui nous intéresse aujourd’hui, sont ceux liés à la dignité humaine et qui, du fait que le droit ne peut être légitimement valable que s’il est universel, s’applique à tous sans considération. Ces droits, incarnation politique de l’impératif catégorique de l’homme comme fin en soi, ont d’abord été pensés dans la tradition politique classique sur une base simple, soit celui de « notre liberté s’arrête là où celui des autres commence ». Tout le combat du libéralisme politique contre le féodalisme et le despotisme de l’épopée des Lumières en a tiré sa ligne directrice. Rationalité, individualité & liberté en sont les synonymes et la démocratie et le droit en seraient la pratique concrète.    

Comme vous le savez pertinemment, l’idéal de justice, promu par le libéralisme et incarné principalement par les principes de l’égalité devant la loi et de la non-ingérence de l’État sur l’individu, a engendré une société certes libre sur le plan formel, mais dont l’impératif catégorique « des humains comme fin en soi » n’est en rien respecté. Et il ne serait pas saugrenu de prétendre que l’exploitation de l’homme par l’homme est l’un des fondements les plus profonds de la société capitaliste. Et le capitalisme est encore pour l’heure, le système économique préconisé par la grande majorité des penseurs libéraux.     

Comme l’a fort justement dénoncé Karl Marx dans ses écrits de jeunesse[2], le droit bourgeois (à l’époque représentée par Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de la France révolutionnaire) a surtout eu pour fonction la protection de la propriété privée par une vision particulière de la liberté et de l’égalité. Ce droit, ici celui de la France de 1789, est fondé sur le principe d’homme comme monade isolé et dont la liberté fondamentale serait de s’extirper de sa communauté et de ses ingérences. Un peu comme si les citoyens d’une Nation seraient tous de petits « Robinsons » n’acceptant l’action de l’État que dans le cadre étroit de la défense de leurs intérêts personnels, mais sans autres dispositions. L’égalité entre les individus n’étant limitée que comme une égalité devant la loi, la responsabilité de tous face à ce qu’il serait souhaitable de définir comme la finalité des institutions humaines, s’en trouve outrageusement évacué.

C’est en cela que Marx déclare que ces droits de l'homme et du citoyen « ne dépass[ent pas] l'homme égoïste […], c'est-à-dire un individu séparé de la communauté, replié sur lui-même, uniquement préoccupé de son intérêt personnel et obéissant à son arbitraire privé. L'homme est loin d'y être considéré comme un être générique; tout au contraire, la vie générique elle-même, la société, apparaît comme un cadre extérieur à l'individu, comme une limitation de son indépendance originelle. Le seul lien qui les unisse, c'est la nécessité naturelle, le besoin et l'intérêt privé, la conservation de leurs propriétés et de leur personne égoïste. »[3] C’est donc ici la protection de la propriété privée qui justifie l’État et nullement la mise en place de l’universalité des droits de l’homme, malgré tous les grands principes que cette charte promeut.

Mais qu’est-ce que seraient des droits humains qui seraient en phase avec le principe impératif du bien de l’homme comme fin en soi ? La réponse est tout simplement un système de droit dont l’objet premier serait de permettre aux individus de pouvoir orienter leur vie sans que la volonté de ceux-ci puisse limiter celles des autres. Et ces choix de vie, si particuliers aux individus, sous-entendent un « impératif catégorique » que notre société de droit libéral nous refuse, au nom de cette vision réduite des droits humains. Cet impératif est, vous le devinez, l’égalité économique[4]. Non pas une stricte égalité systématique, mais une égalité délimitée par les capacités et les besoins de tout un chacun. « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins », comme le dit l’expression.   

L’égalité économique est un élément de la justice qui semble aller de soi dans une société soucieuse des droits de l’homme. Mais sur le bienfondé moral de cette intuition se braque le mur soi-disant rationnel du « juste » devant précéder le « bien ». Car pour un esprit libéral, l’idée du « bien » (autrement dit la morale) est un principe lié à l’individu, non pas à l’ensemble. Pour les penseurs libéraux, les « valeurs » n’ont rien de rationnelle et donc relèveraient de l’ordre du privé. L’État doit donc se camper dans le domaine du « juste », ce qui ne serait pas toujours le « bien » de première apparence, mais relèverait du « juste » sur le point de vue de l’équité. C’est dans ce cadre que l’inégalité économique est présentée. Comme un effet apparemment négatif de l’exercice de la liberté. Inversement, l’application du « bien » à priori qu’est l’égalité serait une entrave à la liberté. Ce qui, d’après eux, ne respectera pas les droits de l’homme.

L’inégalité est donc théorisée comme la conséquence obligatoire de la pratique de la liberté dans les activités humaines et notamment sur le plan économique. Ainsi, remédier à cette situation reviendrait à privilégier une catégorie de la population que l’exercice de la liberté aurait mal servie. Une analogie qui pourrait être utilisée, afin d’illustrer cette affirmation, serait de donner un moteur aux coureurs les moins performants d’une course dont tous auraient volontairement choisi de participer. Autrement dit, cela reviendrait à fausser la nature « darwinienne » ou « compétitive » de la société en favorisant les médiocres au détriment des meilleurs.

Évidemment, la vie des êtres humains n’a rien d’une course et les droits de ceux-ci ne dépendent pas de leurs capacités, mais bien de leur nature humaine, si l’on se remémore son principe de base. D’ailleurs, il est plus que contestable que l’inégalité économique soit la seule façon de valoriser l’excellence des individus. Enfin, pour mettre en perspective le droit libéral bourgeois d’un droit qui s’inscrirait vraiment dans la dynamique de l’homme comme fin en soi, il faut revenir sur une notion entre les droits, qui explique cet apparent désaccord entre ceux-ci, car il y a bien forfaiture dans les principes quelque part.

Du moment où l’on évacue du droit son équivalent en devoir, il existe deux types de droit et ceux-ci provoquent souvent de la confusion. Le premier est ce que l’on appelle le « droit négatif » ou « droit naturel ». Ce droit est celui qui est le plus souligné chez les libéraux de toutes tendances et est celui qui impose à la collectivité la non-ingérence et de la non-discrimination aux individus. Ce type de droit englobe l’ensemble de ce qui est jugé comme émanant des individus (via le contrat social) et non de la société. Les exemples les plus communs sont la liberté d’expression, d’association, de participation dans les affaires publiques et les droits relatifs à la propriété de sa propre personne (contre l’esclavage notamment) et des produits du travail.

Le second type de droit est le droit dit « positif » ou « droit social ». Ce droit est directement lié à ce que la société considérera comme une responsabilité envers ses citoyens. L’accessibilité générale à l’éducation, aux soins de santé et au logement en est un des exemples bien connus. Évidemment, ce genre de droit est plus souvent qu’autrement délimité par des considérations d’ordre économique (la capacité de payer) et par le fameux principe de « l’utilisateur payeurs ».   

Ce qui se constat rapidement entre ces types de droit, c’est que, du point de son application, le droit naturel n’est pas ou peu nécessitant des devoirs envers autrui, tandis que les droits sociaux impliquent minimalement un devoir de financement. En somme, le droit social et le droit naturel divergent sur ce principe que l'un est dicté par « les Hommes », et le second par la « nature humaine ».

C’est ici que le dilemme survient, car l’épicentre du droit naturel est le droit de propriété[5] et dans une société hyper industrielle comme l’est celle dans laquelle nous vivons et où tout ce qui peut l’être est déjà incorporé au principe de propriété, il est du domaine de l’abstraction pure que de prétendre que l’emprise du capital est contournable et relèverait d’un « choix » rationnel. Dans le monde capitaliste, tout est valeur, donc tout est argent. Tous les humains possèdent un certain « capital » de départ, car nous possédons naturellement un corps qui est en mesure de créer de la valeur, mais il s’adonne que d'autres, plus chanceux, héritent aussi parfois d’une accumulation de travail sous les formes varié du capital à la naissance ou plus tard dans leur vie. Ces gens, ont donc la chance, via le « contrat librement consentis » d’acheter la force de travail de ceux qui n’ont pas ou peu de capitaux, car ceux-ci ont été en mesure de se procurer les outils de production nécessaire à la production de masse qu’impose la compétitivité du capitalisme moderne[6].

Or ce qui survient la plupart du temps est que le capital s’accumule plus rapidement chez ceux qui possèdent la production que pour ceux qui la produisent. Dès lors, le contrat librement consenti entre l’acheteur et le vendeur de la force de travail, l’est de facto sur le plan formel (légal), mais ne tient pas compte des éléments vitaux à la reproduction de la force de travail et du contexte social constitutif du choix du vendeur. Autrement dit, s’il y a 100 vendeurs de force de travail et 10 acheteurs et que c’est 100 vendeurs ont faim et que les 10 acheteurs sont patient, bien le rapport de force capital-travail est à l’avantage certain de l’acheteur. C’est le fameux principe de l’offre et de la demande qui donc engendre cette situation.

Selon ce point de vue, il est donc évident que la liberté d’agir de ces vendeurs est compromise, non pas sur le plan légal, mais de manière économique et concrète. Voilà pourquoi l’égalité économique est un droit tout aussi naturel que le droit de propriété et qu’il doit être régi de telle sorte que le devoir de l’acheteur devrait minimalement être d’offrir un prix définit non pas par l’offre et la demande, mais par la société en fonction des besoins des travailleurs. Il est important de garder à l’esprit que le concept de « nature » chez l’humain, n’est pas lié aux considérations de l’époque du stade primitif des hommes, comme le prétendent certains penseurs du contrat, mais bien de ce qui relève de sa nature propre dans le temps. Et comme la nature des hommes change en même temps que leur condition de vie (car conditionnée par elle), il est donc normal de faire évoluer les droits selon les nécessités qu’impose notre stade de développement propre et non pas de le limiter sur les bases factices des robinsonnades pensées par les imaginations déconnectées du réel.     

Mais c’est bien là que le problème se corse. Dès lors que les droits humains sont définis comme « naturels », déconnectée du devoir civique et centré sur la protection de la propriété privée, la mise en place de l’égalité est dénoncée comme étant une atteinte aux droits de l’homme. Et ceci bien sûr malgré que le respect de ces droits ne protège en rien les humains de l’exploitation éhontée que l’on constate tous les jours. Malgré son aspect social relativement avancé, la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) comporte ce même problème, car l’article 17 précise bien que « toute personne […] a droit à la propriété » et que « nul ne peut être arbitrairement privé de sa propriété ». De plus, l’article 2 nous précise que « chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune (et notamment) […] de fortune ». Et pour ceux qui comprendraient pas encore le caractère « impératif » & « catégorique » de ce droit de propriété, il est inscrit dans l’article 30 qu’ « aucune disposition de la présente Déclaration ne peut être interprétée comme impliquant pour un État, un groupement ou un individu un droit quelconque de se livrer à une activité ou d'accomplir un acte visant à la destruction des droits et libertés qui y sont énoncés ».

De manière plus polémique et interprétative, cette charte nous apporte la logique qui suit : l’homme a le droit à la propriété (art.17). Il ne peut en aucun cas être discriminé en raison de sa fortune ou propriété (art. 2). Il a le droit de s’extraire de ses responsabilités civiques s’il n’enfreint pas les autres droits (art. 12). Il a le droit de quitter la collectivité qu’il a spoliée s’il en ressent le besoin (art. 13) et aucun de ces droits n’est limitable d’une quelconque façon (art. 30).

De ce point de vue, la DUDH ne respecte que les droits de l’homme bourgeois et non pas les droits des humains dans leur ensemble, car, même si celle-ci invite les gouvernants aux mesures sociales, elle condamne les bases de leur mise en pratique dans le monde réel.

Le problème que contiennent ces chartes de droits est que la notion de « propriété » n’est pas définie et englobe tout ce qui rentre dans le domaine de la propriété du monde capitaliste. De la paire de souliers aux puits de pétrole en passant par les moyens de communication. Il est pourtant évident qu’il y a une différence de nature entre la valeur d’usage et la valeur d’échange d’une propriété. L’une est dédiée à l’individu et l’autre à la société. C’est donc de manière tout à fait arbitraire que l’on postule un droit de propriété absolu sans même tenir compte de l’effet social que cette possession peut engendrer sur la condition de vie des autres. Il est donc inexact de prétendre que l’évolution du féodalisme au capitalisme en termes de droit humain serait une grande avancée pour l’ensemble du peuple. Le despotisme de droit divin et la propriété foncière ne sont pas plus juste que le droit de propriété tout court, si celle-ci impose un contrôle tout aussi despotique sur la vie des citoyens dans les faits. Car ne l’oublions pas, il n’y a nul choix pour le salarié de s’extraire de sa condition si celui-ci n’est pas possesseur de ses propres moyens d’existence. Alors, de choix il n’est nulle question et le despotisme envers les pauvres n’est en rien dépassé dans cette société de droit bourgeois.     

La seule façon d’en finir une fois pour toutes avec l’asservissement et de mettre en place un droit réellement humain est de circonscrire le droit de propriété à sa nature d’usage et d’inscrire le « devoir » comme élément constitutif du droit, car de cette façon nous officialisons sa contrepartie nécessaire. Tout ce qui revient à la société devra donc être socialisé afin de pouvoir mettre en place les droits universels des humains moins rêvés que concrets, soit ceux qui vivent en société de manière interdépendants. Le caractère social du travail et de la production sera enfin en phase avec sa nature et les droits de l’homme seront enfin respectés.

Benedikt Arden (mars 2016)



[2] La question juive, 1843
[4] Les questions liées aux statuts identitaires sont un autre domaine qui peut être mis de côté dans le cadre présent.
[5] Art. 17 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme (DUDH)
[6] Ici, pour des fins de clarté, je néglige volontairement le domaine financier.

dimanche 1 mai 2016

L'histoire du 1er mai ; Journée internationale des travailleurs

Le premier mai, Journée internationale des travailleurs, tire ses origines de l'un des principaux combats syndicaux du 19e siècle, soit celui de la limitation de la journée de travail à 8 heures. Au-delà de la simple tradition, et contrairement à notre « Fête du Travail » le premier lundi de septembre, ce jour n'en est pas un de fête, mais de combat. Doublé d'un jour de souvenir, afin que l'on se souvienne du massacre de Haymarket Square dans les premiers jours de mai 1886 à Chicago. Cette belle journée de printemps, celle qui précède les doux jours d'été, est pour ceux qui l'honorent un symbole d'espoir, car la cause ouvrière, quoique plus avancée aujourd'hui qu'elle ne l'était à l'époque, est toujours un combat d'avant-garde et une nécessité pour tous ceux qui croient encore en l'avenir. Enfin, retournons un petit peu dans le passé afin de se remémorer les évènements qui ont fait de cette date ce qu'elle est aujourd'hui.
L'histoire de la Journée internationale du travail commence chez les travailleurs australiens qui ont eu l'initiative de faire une grève de masse le 21 avril 1856 comme moyen de pression afin d'obtenir une baisse des heures de la journée de travail, soit à 8 heures. La journée typique pour un prolétaire en usine (tout pays industriel confondu) était à l'époque d'au moins 10 à 12 heures par jour. Cette grève contre toute attente fut un succès retentissant, ce qui fit que l'expérience se devait d'être reproduite ailleurs.
Quelques années plus tard, Karl Marx organise en 1864, trois ans avant la publication du Capital, l'Association internationale des travailleurs qui affirme que « l'émancipation des travailleurs doit être l'œuvre des travailleurs eux-mêmes » et déclare agir « pour l'émancipation définitive de la classe travailleuse, c'est-à-dire pour l'abolition définitive du salariat ». Cette adresse sera l'âme de la Première internationale. Friedrich Engels, qui a grandement contribué à ce mouvement dira, lors de son discours sur la tombe de Marx que c'était le couronnement de toute son œuvre.
Vingt ans plus tard, les Américains emboitaient le pas. En octobre 1884, la Fédération américaine du travail, l'American Federation of Labour (AFL), organisait sa 4e convention à Chicago, où fut adoptée une mention sur la nécessité de l'implantation des 8 heures. En tant que syndicat raisonnable, ils donnèrent donc un délai de 2 ans aux employeurs pour prévoir le coup en plus de s'engager à ne pas demander de hausse de salaire d'ici là. Par contre, si les employeurs après ce délai n'acceptaient pas cette réforme, la fédération s'engagerait à mener des grèves de grandes ampleurs jusqu'à l'obtention de son objectif. Dès lors, les dés étaient jetés !
Comme de bien entendu, le patronat, fidèle à son habitude, se fit très discret sur sa volonté de mettre en place ce changement dans les délais prescrits. Les syndicats décidèrent donc de mettre en place leur unique moyen de pression à partir du 1er mai. Évidemment, ce choix n'était pas dû au hasard, car c'était le début de l'année fiscale. Mais en plus de cela, le 1er mai était aussi le moving day, où les baux devaient être renouvelés. Autrement dit, une journée potentielle d'enfer pour les puissants.
L'appel à la grève générale fut largement suivi dans le pays et environ 350 000 personnes répondirent « Présents ! » à ce grand jour. Malgré ce succès, la situation n'évolua guère par la suite. À Chicago, principal bastion de la cause, une grande marche fut organisée au 3ème jour de mai avec près de 4 000 ouvriers afin de donner leur appui aux grévistes de la société McCormick qui faisaient face à des patrons particulièrement cyniques, notamment par leur usage immodéré des briseurs de grève (scabs). Ce jour fut particulièrement funeste, car il dégénéra en un conflit direct avec les policiers, ce qui fit 3 morts chez les grévistes. Au lendemain de ce drame et sous l'impulsion de l'indignation populaire, une manifestation de près de 15 000 personnes est organisée au Haymarket Square. Comme celui de la veille, l'évènement devait entrer en conflit direct avec les policiers. C'est alors qu'une bombe explosa du côté des policiers, faisant un mort. Une bagarre terrible se produisit, provoquant plusieurs blessés et morts des deux côtés. Il est à noter que l'origine de « l'attentat » à la bombe était en provenance d'un contingent anarchiste parmi les manifestants et que ceux-ci, à l'instar de leurs camarades européens, étaient particulièrement infiltrés par les services secrets. L'usage d'agents provocateurs [1] est toujours un bon moyen à employer quand on veut éliminer le soutien populaire d'une potentielle insurrection et c'est effectivement ce qui se produisit en cette grève générale et causa la condamnation à mort de sept syndicalistes et l'emprisonnement de plusieurs autres. Le jour de pendaison des sept détenus fut plus tard appelé Black Friday.
Un peu plus tard, de l'autre côté de l'océan Atlantique, en 1889, une nouvelle Internationale ouvrière, fondée par Friedrich Engels, la IIe Internationale, était mise en place et décréta comme l'un de ses objectifs principaux la fixation de la journée de travail à 8 heures. Mais plus encore, l'Internationale avait comme objectif fonctionnel de base la mise en place d'une journée de grande manifestation internationale à date fixe, de manière que, dans tous les pays et dans toutes les villes à la fois, le même jour convenu, les travailleurs mettent les pouvoirs publics en demeure de réduire légalement à huit heures la journée de travail (C'est la proposition de Raymond Lavigne, militant syndicaliste et membre du parti ouvrier français de Jules Guesde, qui fixa le principe). Comme une grande manifestation était déjà prévue par l'AFL aux États-Unis en cette date du premier mai 1890, l'exemple fut suivi par l'Internationale et perdurera encore jusqu'aujourd'hui.
Le Congrès international de Zurich dans sa séance du 11 août 1893 décrétait que la manifestation du 1er mai pour la journée de huit heures doit en même temps affirmer en chaque pays l'énergique volonté de la classe ouvrière de mettre fin par la révolution sociale aux différences de classe, et ainsi de manifester par la seule voie qui conduit à la paix dans l'intérieur de chaque nation et à la paix internationale[2].
Ce principe est encore aujourd'hui, ici même au Québec, criant d'actualité, car non seulement la cause ouvrière, autochtone et étudiante est plus que jamais dans une voie sans issue face au pouvoir, mais le peuple dans son ensemble crie sa volonté de changer ce système corrompu et vieillissant.
Alors, en cette journée de combat et de souvenir, pas une seule minute à prendre en silence, mais toute une vie de lutte !
Benedikt Arden
[1] En 1893, le gouverneur progressiste de l'Illinois signe des pardons pour les syndicalistes encore détenus, en raison de la fragilité de l'enquête et du processus judiciaire

[2] Congrès international ouvrier socialiste convoqué à Paris du 14 au 21 juillet 1889