mercredi 3 août 2016

Lutte des classes ou lutte symbolique ?

Le sujet fait polémique et les occasions n’ont guère manqué, car au moins 4 ou 5 fois par année à Montréal nous apprenons qu’un commerce se fait vandaliser en raison de cette question. J’ai bien sûr eu l’occasion de polémiquer sur le sujet à plusieurs reprises, mais je n’avais jamais perçu ce débat autrement que comme une erreur tactique due au manque d'expérience de certains militants trop épris de sensations fortes. Comme ces polémiques ne me semblaient pas particulièrement sérieuses et que celles-ci sont presque exclusivement internes à la gauche[1], je n’ai jamais cru bon d’en faire un article. Mais depuis la dernière « action directe » à l’encontre de l’épicerie 3734 du quartier St-Henri[2] en mai dernier, j’ai commencé à accepter l’idée que cette pratique devait réellement être considérée par bien des gens comme étant une bonne chose, car de plus en plus soutenu par des textes[3] se voulant sérieux. Malgré le fait que ce genre « d’action directe », en plus d’être nuisible sur le plan de la politique traditionnelle[4], soit totalement erronée du point de vue de la lutte des classes. Donc cette fois, je me dois de m’incliner devant l’actualité et revenir sur cette question qui me paraissait pourtant si simple il y a à peine 10 ans, mais qui se trouve à être aujourd’hui un vecteur de confusion chez ceux qui cherchent à s’attaquer à ce qui engendre l’injustice.

Mais d'abord, revenons aux faits. La lutte contre la gentrification n’est pas vieille, mais est tout de même le produit d’un processus qui lui est visible depuis plusieurs décennies. Pour faire court, disons que plusieurs quartiers ont historiquement été bâtis ou peuplés par les masses ouvrières dans les périodes d’industrialisation (pour Montréal, c’est surtout au court de la fin du 19e siècle). Ces secteurs pauvres, par définition, étaient bâtis pour être clairement distincts et séparés des secteurs bourgeois, pour des raisons que vous connaissez sans doute déjà. Après la Seconde Guerre mondiale, l’occident tout entier connut une croissance économique fulgurante (les Trente Glorieuses), ce qui, avec le concours d’une industrialisation accélérée, fit émerger chez nous une nouvelle élite francophone et une large classe moyenne. Cette industrialisation donna le coup de grâce au modèle de société rurale ultramontaine et fit augmenter de beaucoup la population urbaine, encore majoritairement pauvre. Le centre-ville de Montréal ayant à cette époque un très haut niveau de criminalité[5], c’est surtout les banlieues qui profitèrent de l’essor de ces années de croissance. C’est donc à partir de la génération suivante[6] que ce retour en ville de gens plus ou moins aisés fût initié. De manière modeste, il est vrai, ces nouveaux arrivants souhaitaient d’abord profiter de la baisse de la criminalité et des bas loyers, afin de se placer près du centre-ville, où les emplois avaient tendance à se centraliser[7]. On doit aussi ajouter à ces considérations que les divers paliers de gouvernement ont mis en place plusieurs plans de réaménagement urbain pendant les années 80, afin d’inciter de potentiels nouveaux arrivants[8] pour ainsi profiter des taxes que cet exode des banlieues et des régions pouvait engendrer.

C’est surtout à la fin des années 90 que ce que l’on appelle aujourd’hui « l’embourgeoisement des quartiers populaires » se fit le plus sentir, avec la troisième génération : les Y. Cette génération reconnue pour sa tendance artistique, son ouverture sur le monde et son côté passablement bohème fût le socle de ce que les Français, et nous par la suite, appellerons les « bobos », ou « bourgeois bohèmes ». Cette nouvelle classe sociale, sans être vraiment bourgeoise au sens strict du mot[9], est par contre friande du mode de vie urbain, de culture, des produits du terroir et d’écologie. C'est pourquoi les commerces du genre épicerie fine, produits équitables et boutiques/restaurants/bars thématiques et/ou artistiques ont émergé de cette population même, au cours des années 2000. Enfin, le terme de « bobo », d'ailleurs issu du vocabulaire de l’extrême droite française[10], définirait des citoyens qui se veulent engagés socialement, mais qui ne voudraient pas trop sacrifier de leur confort et qui donc se limitaient aux éléments surtout esthétiques (et consommables) du progressisme. Ce terme, comme vous l’avez compris, est évidemment péjoratif et a surtout pour objectif (pour la gauche) d’afficher le mépris des militants de terrain envers la « petite bourgeoisie[11] urbaine ». Les fameux « young urban professionals » diront certains.

Évidemment, l’espace de ces quartiers étant limités et le libre marché étant de rigueur dans notre civilisation néolibérale, les premiers quartiers embourgeoisés ont vite débordé sur les autres et de fil en aiguille, les quartiers défavorisés ont vite fait place aux quartiers « branchés » et les prix des loyers ont de ce fait explosé en peu de temps. Sauf exception de quelques îlots majoritairement composés de personnes issues de l’immigration, qui ne tarderont probablement pas non plus à suivre cette tendance. Évidemment, il y a encore peu de temps, il ne venait à personne de la gauche radicale de blâmer les « bobos » pour ces conséquences indirectes et même qu’il était reconnu que la base sociale de cette population était l’une des composantes de cette gauche radicale. À cette récente époque, la gentrification était surtout associée à une conséquence du néolibéralisme, qui réfute toutes organisations sociales et qui devait être combattu comme telle. Mais par un étrange processus, certains militants en sont aujourd’hui venus à blâmer les petits commerces de ces quartiers, comme principale source de l’effet pervers qu’occasionnent le « libre marché » et le néolibéralisme.

Or, il est pourtant notablement facile à intégrer que la concurrence entre multinationales est un mythe aussi « rationnel » que la résurrection du Christ ! Cette collaboration entre les divers acteurs du capitalisme engendre ce que Lénine dénonçait déjà en 1916[12], soit les cartels et les monopoles industriels. Groupes multiples, mais, à l’instar des leurs homologues du crime organisé, capables de s’entendre sur les prix et les pratiques commerciales. Ces cartels ayant de longue date colonisé les centres commerciaux, les jeunes entrepreneurs sont contraints la plupart du temps[13] aux commerces de « niches ». Soit le commerce dont les produits ont une survaleur non économique, comme le commerce équitable, écologique, biologique et de luxe. De cette façon, les commerçants peuvent utiliser l’éthique (dans le cas des produits équitables, bio, etc.) des habitants du quartier pour concurrencer les grandes bannières. C’est d’ailleurs l’un des points d’attraction qu’ont ces quartiers chez cette classe « bobo », comme je l’ai déjà mentionné. Et ceci, sans compter que ce type de pratique commerciale était depuis longtemps pratiquée par les communautés issues de l’immigration avant d’être imitée par ces populations.        
    
En plus du commerce, il y a de plus en plus de condos dans ces centres. Et là, on nage en terrain un peu plus connu, car la lutte contre la gentrification était auparavant centrée sur cette question. Mais comme pour le commerce, les habitations de ce type suivent les demandes de cette nouvelle population, car pour un grand nombre de ces Y, les logements locatifs sont perçus avec raison comme de l’usure. C’est pourquoi un grand nombre d’entre eux sont amenés à quitter leur ancien logement locatif (dont l’entretien est souvent négligé afin d’en augmenter les profits) pour aller se trouver un endroit dont la responsabilité leur revient. C’est d’ailleurs de cette façon que les quartiers avoisinants se font coloniser par cette population. Soit en quittant un logement souvent trop cher, pour emménager dans un condo dans un quartier moins cher (ce qui contribue évidemment à en augmenter le coût global). Comme pour le commerce, c’est souvent en passant par des pratiques responsables sur le plan individuel que les effets gentrificateurs se font le plus sentir et il n’est guère pertinent de juger les gens qui font ces choix, car, sauf à vouloir attendre le grand soir de la révolution sociale, ceux-ci ne peuvent choisir qu’entre ces deux types d’habitations. Les logements sociaux étant bien évidemment réservés aux familles les plus pauvres.

À partir de maintenant, le décor est planté et il nous est déjà possible de voir ce qui cloche dans « l’action directe » de nos militants anti-embourgeoisement. Selon les dires de leurs défenseurs, il ne serait pas question de nier la bonne conscience progressiste des acteurs de ce problème, mais de leur faire comprendre (par des actes bien peu diplomatiques) qu’ils rendent la vie impossible aux premiers habitants (les pauvres) de par leurs trains de vie sardanapalesque (bio, équitable, etc.). D’après Fred Burrill[14], il ne serait pas non plus question de justifier la présence des multinationales, mais de simplement reconnaître qu’ils offrent les produits dont les pauvres auraient besoin (McDonald, Dollorama, Insta-Chèques, dépanneurs à bière, prêteurs sur gages, tavernes à machine à sous, etc.). Pour les logements, l’argumentaire est passablement le même, soit ne pas vanter le système locatif classique, même si tacitement soutenu, tout en réclamant des logements sociaux, car l’accès aux condos ne serait pas envisageable pour cette population.        

La première chose que l’on note dans cette rhétorique, c’est que malgré son « ni-ni »[15], il y a quand même des effets qui se démarquent clairement en faveur de l’une des parties, car ceux qui en font les frais sont bien sûr les plus faibles des deux. Il est, comme vous savez, beaucoup plus facile de s’attaquer aux petits commerces et aux habitations que de faire grand tort aux franchises de multinationale et aux rentiers du logement des beaux quartiers. Ensuite, ces attaques se veulent surtout « symboliques » et, de ce fait, visent les commerces ayant surtout une « apparence bourgeoise » et ceci sans vraiment tenir compte de ce que signifie le concept de « bourgeoisie ». Ces commerces « d’apparence bourgeoise » sont, comme nous l’avons vu, basés sur la survaleur non économique pour exister, mais comme ils ne sont pas le fruit d’un choix véritable, mais d’une nécessité issue du cadre économique néolibéral actuel, et que, de surcroît, il soit basé sur des offres de consommation se voulant généralement plus responsables[16]. Il est difficile de ne pas y voir un support objectif au commerce le plus immonde qui existe, soit le commerce de la pauvreté. Car, si cette industrie offre, il est vrai, des produits de consommation plus abordables aux « consommateurs pauvres », celle-ci le fait bien évidemment sur le dos des « travailleurs pauvres », qui (sans parler des esclaves du tiers monde) sont bien souvent la même personne !

Car le commerce de la pauvreté est un cercle vicieux où le travailleur pauvre et le consommateur pauvre sont souvent le même, mais où le second (par schizophrénie sociale) ne respecte pas l’intérêt de classe du premier. Donc répudier le commerce « bobo » est une façon de valoriser l’intérêt du consommateur pauvre au détriment de son intérêt de classe, en tant que travailleur pauvre. Car le niveau de retombée économique de ce genre de commerce est incontestablement supérieure d’avec celui des Walmarts, Dollorama, etc[17]. Par ailleurs, il n’est pas ici question de prétendre, comme le font les néopoujadistes, qu’il y aurait une différence de nature entre petit et grand commerce et qu’il faille revenir aux petits commerces d’antan pour plus de justice. Mais de démontrer que de combattre le petit commerce de niche revient à montrer que l’on ne comprend pas du tout le monde dans lequel on vit et donc que l’on n’est aucunement en mesure de se battre pour l’améliorer concrètement. Comme vous le savez surement déjà, les multinationales ont depuis longtemps compris que leur intérêt était de séparer l’égoïsme du consommateur de son intérêt de classe en tant que travailleur(se), car le premier est le pire ennemi du second. Mais de voir des militants se revendiquant de l’anticapitalisme ne pas voir cette évidence, relève de l’exploit ! Et je ne parle pas de toute la vanité avec lequel ces analystes du dimanche vantent leurs analyses « macroéconomiques » uniquement composées de consommateurs et de commerces !  

Encore une fois, je ne prétends pas que le petit commerce serait la voie du socialisme, mais bien de souligner que le petit commerce engendre beaucoup plus de retombées à l’ensemble du peuple (et donc des plus pauvres) que toutes ces grandes bannières qui appauvrissent le peuple tout en s’en nourrissant. Il est donc absurde de croire que de combattre le commerce de niche (souvent local et écologique), en évoquant le pouvoir d’achat des classes les plus défavorisées, quand celles-ci engendrent objectivement plus de richesse et d’emploi que les grandes chaînes. De plus, il est patent de voir que toute cette question évacue le problème central qu’est la question du revenu ! Car c’est précisément la logique d’optimisation du capital variable[18] qui engendre la pauvreté extrême et non pas le prix des objets de consommation. De ce point de vue, il est certes pertinent de dénoncer l’embourgeoisement artificiel des grandes villes par les politiciens et les entrepreneurs, mais pas au prix d’un irresponsable combat contre la basse classe moyenne. La seule chose utile à faire (hors de la politique et de la révolution, qui n’est pas à l’ordre du jour), si l’on tient à cœur l’intérêt des classes pauvres, est de lutter pour l’augmentation des salaires[19] (et/ou le salaire minimum à vie[20]), l’augmentation des services sociaux ainsi que tous autres types de pression contre les mesures d’austérité. Et ceci, tout en revendiquant plus de logements sociaux, comme le fait le FRAPPU depuis longtemps. En dehors de ces actions concrètes, la guerre au capitalisme reste le point fixe de notre horizon. Mais de se laisser aller vainement à une lutte de classe factice entre sous-prolétariats et classe moyenne urbaine, autrement-dit entre ceux qui peuvent se payer des saucisses bio ou pas, relève d’un confusionnisme tout à fait détestable.

Benedikt Arden (août 2016) 



[1] Toutes les tendances de droite sont évidemment unies pour condamner ce genre d’action.
[4] Rares sont les citoyens de ces quartiers et de l’ensemble de la population qui approuvent ce genre d’action, même si certains en comprennent les motivations et aucun parti de gauche ne s’en revendique. Ces actions ont donc comme seul effet de donner du grain à moudre aux démagogues réactionnaires et faire bifurquer les débats centraux, vers ce genre d’évènements.
[5] Dû pour une bonne part à l’augmentation de la population de jeunes, la hausse de la richesse générale (autrement dit, des magots), ainsi qu’à l’effondrement de l’influence de l’Église. http://classiques.uqac.ca/contemporains/cusson_maurice/cycles_criminalite_securite/cycles_criminalite_securite_texte.html#cycles_criminalite_2_3
[6] La génération X pour faire simple.
[7] Les années 80-90 se caractérisent par un déclin de l’industrie des secteurs premiers des régions, d’une hausse du prix de l’essence et d’un centralisme métropolitain issu des mécaniques de la nouvelle mondialisation économique, qui culminera avec l’ALÉNA.
[8] Immigrants d’autre pays comme d’autre région ou de ville.
[9] Cette classe est souvent issue du salariat des services gouvernementaux (hôpital, école, fonction publique, etc.) et du haut tertiaire (sièges sociaux, gestion, publicité, technologie, etc.) et non pas des propriétaires de moyen de production. 
[10] D’abord utilisé par le philosophe Michel Clouscard dans les années 70, le terme fût repris par Alain Soral dans les années 90, puis popularisé dans le langage de l’extrême droite dans les années 2000.
[11] J’emploie ce terme ici au sens que ces militants l’utilisent et non dans son sens exact.
[12] L'impérialisme, stade suprême du capitalisme
[13] Exception faite des nouvelles technologies.
[15] Ni l’un ni l’autre.
[16] Il est vrai que le commerce équitable n’est pas toujours si équitable, mais une grande partie des produits locaux le sont incontestablement.
[17] Via une interprétation plus réaliste du principe libéral du « ruissellement des richesses ».
[18] L’on doit mettre de côté la question des personnes assistées sociales, qui sont une autre question.
[19] Comme dans le cas de la très pertinente campagne de 15plus.org