samedi 18 juillet 2009

Qu'est-ce que le G8 ?


« Le G8 n’est pas un gouvernement mondial, d’autant qu’il n’existe pas d’Etat mondial. Mais il ne faudrait pas pour autant en déduire qu’il n’est qu’un simulacre. Il regroupe les dirigeants des pays dominants en une sorte de syndicat des actionnaires majoritaires de l’économie mondiale. Avec ses réunions périodiques des chefs d’Etat et des ministres, ses "sherpas" (conseillers permanents qui en assurent le secrétariat), sa mobilisation très large d’experts de toute nature, ses relais dans toutes les institutions internationales, son accès permanent à l’ensemble des médias, ce club est devenu une institution mondiale permanente.

Au départ, il s’agissait de permettre aux principaux dirigeants de la planète de surmonter leurs contradictions. Rien n’est en effet plus éloigné de la réalité que la vision d’un monde unifié et sans conflits entre les grandes puissances. Comme dans un club anglais très sélect, le G7, qui devint le G8, avait pour fonction de définir desgentlemen’s agreements. Il fallait ainsi discuter de la récession des années 1970, des crises monétaires et pétrolières. Avec l’effondrement du système soviétique, la discussion porta sur la montée en puissance des Etats-Unis. Désormais, avec la crise de l’économie mondiale et de la pensée libérale et, surtout, la guerre américaine, les contradictions reprennent le dessus et pèsent sur l’avenir de l’institution. […]

De 1975 à 1980, le néolibéralisme remplace progressivement le modèle keynésien. Le tournant s’achève en 1979 lorsque la Réserve fédérale des Etats-Unis (FED) décide d’augmenter brutalement les taux d’intérêt. Dès 1980, au sommet de Venise, la lutte contre l’inflation devient la priorité, la référence à l’emploi devient platonique, la crise de la dette du tiers-monde est ouverte. La phase néolibérale de la mondialisation est commencée.

Le G7 d’alors joue un rôle actif dans l’imposition d’un credo et dans le pilotage de la phase néolibérale de la mondialisation. La doctrine qui guide les politiques repose sur le triptyque stabilisation-libéralisation-privatisations. Pour répondre aux critiques qui montent, le dogme est formalisé en 1990 par l’économiste John Williamson, sous l’appellation du "consensus de Washington".

Il repose sur sept principes :
-          discipline fiscale (équilibre budgétaire et baisse des prélève- ments fiscaux)
-          libéralisation financière (taux fixés par le seul marché des capitaux)
-          libéralisation commerciale (suppression des protections douanières)
-          ouverture totale des économies à l’investissement direct
-          privatisation de l’ensemble des entreprises
-          dérégulation (élimination de tous les obstacles à la concurrence)
-          protection totale des droits de propriété intellectuelle des multinationales.
Pour imposer ces politiques, le G8 s’appuie sur les institutions financières internationales, Fonds monétaire international et Banque mondiale, dans lesquelles il dispose de la majorité du capital. Il construit avec constance le cadre institutionnel de la mondialisation néolibérale, dont l’élément déterminant est l’Organisation mondiale du commerce (OMC). […]
La contestation croissante du G8 offre une autre lecture de la phase néolibérale de la mondialisation. Elle permet de remettre les enjeux en perspective. Jusqu’en 1984, le G7 n’a fait l’objet d’aucune protestation. Pourtant, l’impact social des mesures de réajustement économique imposées aux pays endettés du tiers-monde conjuguées à la chute du prix des matières premières est devenu très vite insupportable. Dès 1980, des explosions populaires mettent en cause nommément le Fonds monétaire international (FMI) et, indirectement, le G7. […] La réunion du G8 à Gênes, en 2001, voit s’affirmer les caractéristiques du mouvement de contestation : une capacité de contre-expertise qui permet de remettre en cause l’évidence du credo néolibéral ; l’apparition, dans la jeunesse, d’une nouvelle génération militante ; la sympathie d’une opinion publique inquiète de l’impact négatif de la mondialisation libérale sur le plan social, environnemental et démocratique. […]

La prise de conscience des dégâts provoqués par la gestion économique, politique et militaire du monde marque la naissance d’une opinion publique mondiale. La contestation qui s’affirme porte sur la nature du G8 en tant qu’institution mondiale : un petit groupe de chefs d’Etat représentant les privilégiés de la planète ne peut pas, explique-t-elle, s’arroger le monopole de décider pour tous. Certes, les dirigeants du G8 ont été élus démocratiquement pour conduire leur pays, mais nul ne les a mandatés pour gouverner le monde : leur prétention à jouer ce rôle est donc illégitime. La disparition du G8 n’entraînerait d’ailleurs pas une dérégulation supplémentaire ; cette instance n’a pas empêché les guerres et les désordres, elle a au contraire affaibli le système des Nations unies, certes critiquable et imparfait, mais plus légitime. »
Gustave Massiah, président du Centre de Recherche et d’Information sur le Développement (CRID), "Le G8 : un club de riches très contesté", Le Monde Diplomatique, mai 2003

lundi 6 juillet 2009

Entretien avec Jean-Claude Michéa


Pour vous situer le plus brièvement possible, je lirai la présentation qu’on trouve en quatrième de couverture de votre dernier ouvrage, L’Empire du moindre mal ; essai sur la civilisation libérale  : «Agrégé de philosophie, Jean-Claude Michéa enseigne à Montpellier. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, tous publiés aux éditions Climats parmi lesquels : Orwell anarchiste tory (1995),L’Enseignement de l’ignorance (1999), Impasse Adam Smith (2002, Champs-Flammarion, 2006), Orwell éducateur (2003).» Jean-Claude Michéa, puisqu’il faut bien commencer par quelque chose, une question d’ordre général : vous qui avez fait des études de philosophie, quels philosophes appréciez-vous et sur quel thème portait votre travail universitaire ?

J’ai étudié la philosophie à la Sorbonne entre 1967 et 1972. Du fait de l’époque, mais aussi de ma tradition familiale, Marx représentait alors le philosophe par excellence. J’ai donc, sans originalité aucune, consacré mon mémoire de maîtrise au «statut de la dialectique matérialiste dans l’œuvre de Marx». Bien sûr, quand on enseigne la philosophie, on s’intéresse forcément à d’autres penseurs. Dans mon petit panthéon personnel il y a ainsi, en bonne place, des auteurs comme Spinoza, Hobbes, Pascal, Rousseau, Hegel, ou Nietzsche. Mais je reste évidemment marqué par cette rencontre initiale avec Marx, même si je suis devenu par la suite beaucoup plus critique envers son œuvre.
Je vous propose maintenant de parler de L’Empire du moindre mal. D’où vous est venue l’idée de ce titre ?

Le titre est bien sûr un clin d’œil aux nombreux ouvrages consacrés à «l’empire du Bien» ou à «l’empire du Mal». Mais la véritable raison est néanmoins philosophique. Jusqu’à l’époque moderne, en effet, les philosophes s’étaient toujours efforcés de décrire les conditions politiques de la meilleure société possible. Certains, comme les utopistes, projetaient même d’édifier une communauté parfaite. Or avec la politique moderne, et tout particulièrement avec le libéralisme, les choses vont changer du tout au tout. Les guerres de religion qui ont dévasté l’Europe du XVIe et du XVIIe siècles ont, en effet, été si cruelles, si meurtrières et si démoralisantes que les élites intellectuelles du temps en sont venues à désespérer des possibilités mêmes de la vie en commun et à penser que l’homme, loin d’être un «animal politique» comme le croyait Aristote, était au contraire un véritable loup pour ses semblables, selon la formule que Hobbes allait rendre populaire. La nécessité de poser la question politique sur de nouvelles bases est donc née, en grande partie, de ce traumatisme originel. On pourrait, si l’on veut, comparer cette révolution philosophique avec ce qui se passe de nos jours lors des élections. On voit bien, en effet, que les classes populaires — quand elles votent encore — ne portent plus guère leurs suffrages sur le candidat qui pourra les conduire vers l’avenir radieux. Elles choisissent, en réalité, celui dont le principal mérite est de barrer la route à un candidat supposé encore pire. Toutes proportions gardées, c’est bien ainsi que les modernes, au XVIIe siècle, ont fini par envisager les choses. Leur vision de l’homme est devenue si négative — «l’homme est incapable de vrai et de bien», disait Pascal — que la philosophie politique s’est progressivement réduite à l’art minimal de définir la moins mauvaise société possible. Le mérite des libéraux est simplement d’avoir su tirer toutes les conclusions logiques de cette nouvelle problématique. Pour eux, en effet, la moins mauvaise des sociétés est celle qui a renoncé une fois pour toutes à faire appel à la vertu ou au civisme de ses membres pour s’en remettre uniquement au libre jeu des mécanismes anonymes du Droit et du Marché. On voit donc que, derrière la manière moderne d’envisager la politique, il y a avant tout l’idée profondément pessimiste — et dont la première formulation remonte aux théories luthériennes du péché et de la chute —, selon laquelle l’homme est par nature un être misérable dont la conduite ne connaît que deux ressorts possibles : la vanité et l’amour-propre d’un côté, l’intérêt égoïste de l’autre. Tel est bien, entre autres, le leitmotiv des analyses de La Rochefoucauld et des grands moralistes de cette époque. Il n’est donc pas étonnant que la philosophie moderne se présente toujours comme une philosophie du soupçon et du doute méthodique. Pour un esprit moderne, croire, par exemple, que la générosité, l’honnêteté, l’amitié ou l’amour correspondraient à des vertus réelles, relève nécessairement d’un humanisme naïf et désuet que les «sciences de l’homme» ont démystifié depuis longtemps. Le lien concret entre cette image négative de l’homme et la philosophie politique moderne n’est donc pas très difficile à saisir. Dès que vous acceptez cette anthropologie pessimiste il n’y a, en effet, plus le moindre sens à se demander ce que pourraient être les structures d’une société bonne ou idéale. Un esprit «réaliste» se demandera seulement à quelles conditions une communauté d’individus motivés par leur seul intérêt ou leur seul amour-propre peut avoir la moindre chance de survivre et éventuellement de prospérer. C’est un point sur lequel je tiens vraiment à insister. Il me semble réellement impossible de comprendre les enjeux ultimes de la politique contemporaine si l’on oublie que, derrière l’adhésion intellectuelle au libéralisme et à la modernité, il y a toujours l’acceptation préalable, qu’elle soit consciente ou inconsciente, de cette anthropologie pessimiste et négative ; en d’autres termes, il y a toujours le désir plus ou moins avoué de considérer son voisin comme un pécheur corrompu, comme un être égoïste et calculateur dont un esprit lucide a toutes les raisons de se méfier. Je crois même qu’il faut aller encore plus loin. Je pense que l’inconscient des apologistes de la modernité est fondamentalement structuré par cette vision puritaine de l’homme. Cela me semble particulièrement évident dans le cas des économistes qui incarnent, comme Burke l’avait bien vu, la forme la plus radicale de l’esprit moderne (une telle hypothèse permettrait d’ailleurs d’éclairer d’un jour nouveau les impasses à répétition de cette «révolution sexuelle» dont les modernes sont généralement si fiers). À l’inverse, le simple fait de réintroduire une conception de l’homme plus complexe et plus nuancée — d’admettre, par exemple, qu’il est tout autant capable d’aimer, de donner ou d’aider que de prendre, d’exploiter et de spolier — suffit à changer d’un seul coup tous les paramètres de la philosophie politique dominante. Au passage, il serait intéressant de se demander dans quelle mesure la représentation très sombre de l’être humain qui caractérise la philosophie libérale, n’est pas en partie responsable de la fascination caractéristique des modernes pour le crime et la délinquance et, dans la fiction, pour des personnages comme ceux de Fantômas ou de Hannibal Lecter. On pourrait, du coup, relire sous un autre angle l’œuvre de Michel Foucault, notamment la question des liens qui unissent son livre-clé sur Pierre Rivière au développement ultérieur de ses idées libertariennes. Quant à moi, à la lumière de mes rencontres et de mes propres expériences, j’aurais évidemment tendance à penser qu’une telle vision de l’âme humaine est profondément réductrice. Je me dis même parfois qu’elle relève, chez beaucoup de partisans de la modernité, d’un pur et simple phénomène de projection, au sens psychanalytique du terme. Mais sans doute est-ce moi qui ai été trop naïf en ne me méfiant pas suffisamment de mes voisins et de mes amis !
Une question de définition d’abord : quelle différence existe-t-il entre libéralisme et capitalisme ? Autrement dit, ce qu’on appelle libéralisme aujourd’hui ne serait-ce pas ce qu’on nommait capitalisme hier ?

Il est assez symptomatique que le mot «capitalisme» ait quasiment disparu du vocabulaire politique contemporain au moment même où la gauche commençait à se réconcilier avec la chose. Cela dit, cette disparition n’a pas forcément que des mauvais côtés. Avec le mot «capitalisme» le risque était qu’on réduise, en effet, la civilisation moderne à sa seule dimension économique. La question terminologique est donc, au fond, assez secondaire. L’essentiel c’est de voir que c’est précisément cette réduction du capitalisme — ou, si vous préférez, du libéralisme — à un simple mode d’organisation de l’économie qui explique la plupart des mésaventures de la gauche et de l’extrême gauche contemporaines. Celles-ci, en effet, sont devenues globalement incapables de comprendre que le système capitaliste développé s’effondrerait d’un seul coup si les individus n’intériorisaient pas en masse, et à chaque instant, l’imaginaire de la croissance illimitée, du progrès technologique et de la consommation comme manière de vivre et fondement de l’image de soi. En dehors de quelques mouvements encore marginaux — comme ceux, par exemple, des «objecteurs de croissance», des «résistants à l’agression publicitaire», des défenseurs de l’agriculture paysanne ou des «antijournalistes» du Plan B —, on aurait effectivement le plus grand mal à trouver dans les combats de la gauche actuelle la moindre trace d’une remise en question un peu sérieuse de ce que Debord avait appelé naguère la «société du spectacle».

Ce silence philosophique est tout à fait étonnant. Dans les années 50 et 60 (tant aux États-Unis qu’en France), l’idée qu’il était devenu impossible de critiquer les nouveaux modes de fonctionnement du capitalisme sans mettre en question la «société de masse» et les nouvelles formes de la vie quotidienne, était au centre de toutes les analyses radicales. C’est pourquoi, dans ces analyses, la théorie de l’aliénation occupait une telle place, comme on pourra s’en convaincre en relisant les ouvrages de l’époque, aussi bien ceux de la sociologie américaine de gauche (de David Riesman à Vance Packard) que ceux de l’École de Francfort, de Jacques Ellul, d’Henri Lefebvre, d’Ivan Illitch, d’Herbert Marcuse ou encore de l’Internationale situationniste. Or qu’en est-il aujourd’hui ? À lire les programmes de la gauche et de l’extrême gauche françaises, on en retire, au contraire, l’impression curieuse qu’une société socialiste (quand d’aventure le mot est encore employé) ce n’est fondamentalement rien d’autre que la continuation paisible du mode de vie actuel, tempéré, d’un côté, par une répartition plus équitable des «fruits de la croissance» et, de l’autre, par un combat incessant contre toutes les formes de discriminations et d’exclusions — que celles-ci, d’ailleurs, soient réelles ou fantasmées. Avec, naturellement, en prime, juste ce qu’il faut de «démocratie participative» pour permettre aux individus (on ne dit plus au «peuple») de se donner plus facilement des maîtres de gauche. Entendons-nous bien ; je ne nie évidemment pas la légitimité d’une politique de redistribution favorable aux classes populaires, ni le caractère révoltant des formes de paupérisation et de précarisation qui se développent de nos jours. Mais une telle politique — qui n’est que la simple traduction des exigences syndicales les plus élémentaires — n’offre par elle-même aucun moyen de dépasser le cadre du système capitaliste. Comme le disait Rosa Luxemburg, «l’important, ce n’est pas que les esclaves soient mieux nourris ; c’est qu’il n’y ait plus d’esclaves». Or, comme je l’ai dit, aucune déconstruction cohérente du système libéral ne peut être envisagée si on ne commence pas par remettre en question l’imaginaire de la croissance et de la consommation illimitées, ainsi que les formes de conscience aliénée qui correspondent à cet imaginaire. L’un des gourous de la propagande publicitaire contemporaine, Bruno Walther, se vantait récemment d’avoir été — je cite ses formules — l’un des «évangélisateurs de la société de consommation», d’avoir contribué à «transformer le prolétaire en consommateur» et d’avoir «inventé et diffusé la culture du “je consomme donc je suis”». C’est pour cela, se plaignait-il, «que nous sommes aujourd’hui si durement attaqués». Le moins qu’on puisse dire c’est que ces attaques ne viennent certainement pas de la gauche ou de l’extrême gauche françaises. Celles-ci, au contraire, semblent avoir définitivement intégré l’idée que la solution de tous les problèmes politiques actuels dépendait en dernière instance du progrès technologique et de notre capacité économique à produire n’importe quoi pourvu que ce n’importe quoi trouve des acheteurs et crée des emplois. Cette nouvelle façon d’envisager les choses implique naturellement que l’on mette définitivement de côté toute réflexion morale et philosophique sur le sens et la valeur de nos manières de vivre — en dehors de quelques banalités consensuelles sur l’écologie et la nécessité de «protéger la planète». Il devrait pourtant sauter aux yeux qu’un tel renoncement à s’interroger sur les conditions politiques et philosophiques d’une existence désaliénée devient, du coup, très difficile à distinguer du vieil idéal libéral de «neutralité axiologique». Le commerce international peut ici nous servir d’exemple. Chacun sait bien, en effet, qu’à partir du moment où il apparaît économiquement rentable d’investir dans telle ou telle dictature du tiers monde, les hommes d’affaire libéraux et leurs politiciens s’empressent de jeter immédiatement aux orties les belles proclamations humanistes dont ils ont l’habitude de décorer leurs mensonges électoraux. Mais on ne voit pas au nom de quoi les partisans de gauche de la croissance (même rebaptisée «développement durable») pourraient désormais se comporter autrement. Quand, par exemple, dans le but de protéger nos investissements capitalistes en Chine, Mitterrand refuse de recevoir officiellement le dalaï-lama, ou quand Yahoo, pour des raisons similaires, va jusqu’à remettre à la police politique chinoise une liste d’internautes dissidents, il est tout à fait possible qu’un «socialiste libéral» (bel oxymore !) éprouve encore, en tant qu’individu privé, un certain malaise moral. Mais au fond de lui-même, il a déjà admis, comme le premier Attali venu, que la dure loi de l’économie globale est nécessairement business is business  ; et que, par conséquent, ces entorses à la décence la plus élémentaire constituent le prix à payer pour gagner les quelques points de croissance supplémentaires dont il attend le salut et la rédemption du genre humain. Les évolutions politiques des trente dernières années sont donc tout sauf illogiques. En renonçant une fois pour toutes à critiquer la culture capitaliste contemporaine, culture qu’elle assimile d’ailleurs spontanément à l’évolution inéluctable des mœurs, la nouvelle gauche devait tôt ou tard se résoudre à accepter l’idée libérale selon laquelle la croissance économique est un phénomène naturel et philosophiquement neutre, la politique ne commençant, dans le meilleur des cas, qu’avec le problème du «pouvoir d’achat» et de la répartition des «fruits» de cette croissance. Ce qui était déjà, au XIXe siècle, la position du libéral Stuart Mill.
Plusieurs sensibilités semblent cohabiter en vous, Jean-Claude Michéa ; alors la question s’impose : politiquement, comment vous situez-vous ?

Oui, vous avez raison, je dois être structuré comme une poupée russe ! Je me définirais, pour commencer, comme un «socialiste», au sens que ce mot avait au début du XIXe siècle, dans les écrits de Pierre Leroux ou du jeune Engels (avant qu’il ne soit contaminé par la téléologie progressiste de Marx). En d’autres termes, je demeure fidèle au principe d’une société sans classe, fondée sur les valeurs traditionnelles de l’esprit du don et de l’entraide. Je suis par conséquent définitivement opposé à tous ces programmes de «modernisation» ou de «rationalisation» de l’existence humaine qui conduisent, sous une forme ou sous une autre, à privilégier le calcul égoïste et les formes antagonistes de la rivalité (car en tant qu’amoureux du sport je pense, bien sûr, qu’il existe aussi des formes positives d’émulation). Je me définirais ensuite — ce n’est naturellement pas incompatible — comme un démocrate radical, c’est-à-dire comme quelqu’un qui pense que la démocratie ne saurait être réduite aux seuls principes du gouvernement représentatif. Ce dernier, en effet, conduit inévitablement à déposséder le peuple de sa souveraineté au profit d’une caste de politiciens professionnels et de prétendus «experts». Le récent référendum sur la Constitution européenne en offre une illustration chimiquement pure. La procédure référendaire représentait en effet, au sein des institutions libérales, l’une des dernières traces de l’intervention directe du peuple. Il a donc suffi que le peuple français rejette clairement un traité qui visait à constitutionnaliser les dogmes du libéralisme pour que la quasi-totalité des «représentants du peuple», qu’ils soient de gauche ou de droite, s’empressent sur-le-champ de bafouer cette volonté populaire en imposant par d’autres voies le traité rejeté. Voilà qui donne, une fois pour toutes, la mesure réelle du pouvoir dont dispose le peuple dans les «démocraties» libérales. Et remarquons qu’il fallait être particulièrement naïf pour imaginer un seul instant que les bureaucrates européens — ou le député Cohn-Bendit — auraient pu accepter sans réagir une telle remise en cause de la liberté capitaliste. Si la démocratie désigne le «gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple», il est donc évident que les gouvernements représentatifs modernes n’en constituent qu’une version extrêmement appauvrie, voire purement «formelle». De ce point de vue, il serait philosophiquement plus juste de les définir comme des «oligarchies libérales», pour reprendre l’expression proposée par Castoriadis. Ayant dit cela, je m’empresse aussitôt d’ajouter qu’une oligarchie libérale n’est évidemment pas assimilable à une dictature — comme certains militants d’extrême gauche sont parfois tentés de le penser, sous l’influence d’idéologues à la Alain Badiou (on sait pourtant dans quel profond mépris Guy Debord tenait ce dernier). Il serait, en effet, absurde de nier qu’une oligarchie libérale garantit à ses sujets — moyennant, il est vrai, une quantité croissante de bavures — un certain nombre de libertés individuelles dont les Coréens du Nord ou les femmes d’Arabie saoudite ne peuvent même pas rêver. C’est assurément un avantage politique appréciable de pouvoir discuter ici entre nous sans avoir à craindre qu’une police politique débarque à l’improviste et nous envoie tous les trois dans un camp de rééducation. Il serait simplement tout aussi absurde de penser que, dans le système politique qui est le nôtre, le pouvoir est réellement exercé par le peuple. Comme l’écrivait Debord, les droits dont nous disposons sont, pour l’essentiel, les droits de «l’homme spectateur». En d’autres termes, nous sommes globalement libres de critiquer le film que le système a décidé de nous projeter (ce qui, pour un peuple frondeur, n’est pas un droit négligeable), mais nous n’avons strictement aucun droit d’en modifier le scénario, et cela que nous apportions nos voix à un parti de droite ou à un parti de gauche. L’affaire du référendum devrait avoir convaincu les derniers naïfs.

Cependant, même si on parvenait à mettre en place des institutions réellement démocratiques (ce qui exigerait, au passage, que le contrôle des puissances d’argent sur le monde des médias soit aboli), il resterait encore un certain nombre de problèmes non résolus. C’est ici qu’entre en jeu ce que j’appelle la dimension proprement anarchiste du problème, en prenant le mot «anarchisme» au sens que lui donnait Orwell. Pour comprendre ce dernier point, on peut s’appuyer sur l’analyse donnée par Pierre Clastres de certaines sociétés dites «primitives» d’Amérique du Sud. Nous avons là, en effet, des sociétés égalitaires (si on veut bien laisser de côté la question des femmes) qui s’arrangent de toutes les façons possibles — y compris en recourant à la guerre rituelle contre leurs voisins — pour empêcher l’apparition de l’État et l’installation d’une coupure entre dominants et dominés. Or Clastres est bien obligé de constater que, même dans de telles sociétés, on rencontre inévitablement des individus que leur besoin pathologique d’être admirés ou obéis pousse à vouloir occuper la position de number one. Clastres est ainsi conduit à décrire les différentes stratégies auxquelles ces sociétés égalitaires ont recours afin d’apaiser le désir de pouvoir de ces Narcisses ambitieux et de neutraliser ses effets politiques dissolvants. Cette fois, on voit bien que la question politique n’est plus simplement celle des mécanismes institutionnels qui permettraient l’exercice en commun du pouvoir. La question devient clairement morale et psychologique (ou, si l’on veut, nietzschéenne). C’est celle que posera toujours à n’importe quelle société égalitaire l’existence d’individus incapables d’exister par eux-mêmes et qui, par conséquent, ne peuvent pas s’empêcher de défier leurs semblables et de chercher à les dominer, à les exploiter ou à les utiliser. C’est justement cette question cruciale que Stendhal soulève avec une perspicacité remarquable dans ses Mémoires d’un touriste, lors d’un passage consacré à la critique des idées de Fourier — auteur qu’il appréciait par ailleurs énormément. Cette critique, en effet, ne porte pas du tout sur l’organisation du phalanstère lui-même (de ce côté, Stendhal serait plutôt séduit). Ce qu’il objecte en fait à Fourier c’est que, même dans l’hypothèse d’un système socialiste parfait (à supposer que ce mot ait un sens), il se trouvera toujours un Robert Macaire — ce personnage représente dans la littérature du XIXe siècle le prototype de l’arriviste sans scrupules — pour s’emparer du pouvoir et devenir président, ou secrétaire général, de l’association.
Le libéralisme peut-il s’accommoder d’un État policier ou y a-t-il contradiction entre les deux termes ?

Il faut, à mon sens, élargir la question : le libéralisme est-il philosophiquement compatible avec la notion d’intervention étatique en général, que celle-ci soit policière ou non ? On doit d’abord souligner qu’aucun des premiers libéraux politiques — un Benjamin Constant, un Tocqueville ou un Stuart Mill — n’aurait évidemment songé à défendre le principe d’un État policier. Dans la réalité, les choses sont cependant un peu plus compliquées. C’est déjà très net chez les physiocrates pour lesquels le despotisme éclairé (la Chine impériale était l’un de leur modèles) constituait le complément politique idéal du marché libre. Certes, les libéraux se distinguent précisément des physiocrates par leur insistance sur le droit de chaque individu à vivre selon sa définition privée de la morale et du bonheur. Mais, en réalité, le paradoxe constitutif des politiques libérales c’est qu’elles sont constamment amenées à intervenir sur la société civile, ne serait-ce que pour y enraciner les principes du libre-échange et de l’individualisme politique. Pour commencer, cela implique en général une politique de soutien permanent au marché dit «autorégulé», politique qui peut aller, comme on le sait, jusqu’à la fameuse «socialisation des pertes» (les classes populaires étant régulièrement invitées à éponger les dettes des banquiers imprévoyants ou des spéculateurs malchanceux). Mais un pouvoir libéral est également tenu de développer sans cesse les conditions d’une «concurrence libre et non faussée». Cela implique toute une politique particulièrement active de démantèlement des services publics et des différentes formes de protection sociale, officiellement destinée à aligner la réalité empirique sur les dogmes de la théorie universitaire. Enfin, et c’est l’essentiel, l’État libéral est logiquement contraint d’impulser une révolution culturelle permanente dont le but est d’éradiquer tous les obstacles historiques et culturels à l’accumulation du capital, et avant tout à ce qui en constitue aujourd’hui la condition de possibilité la plus décisive : la mobilité des individus, dont la forme ultime est la liberté intégrale de circuler sur le marché mondial. Marx avait remarquablement compris ce point lorsqu’il écrivait que la bourgeoisie, à la différence de toutes les classes dominantes antérieures, ne pouvait pas exister «sans révolutionner constamment l’ensemble des rapports sociaux». C’est ainsi qu’Hubert Védrine rappelait récemment, dans un rapport officiel destiné au président Sarkozy, qu’un des principaux freins à la croissance était la «répugnance morale persistante» des gens ordinaires envers «l’économie de marché et son moteur, le profit». De telles déclarations sont naturellement monnaie courante chez les politiciens libéraux. Il y a peu, je lisais, par exemple, un rapport sur la situation en Birmanie, rédigé par des experts d’une des grandes institutions capitalistes internationales, et qui expliquait qu’une partie des difficultés rencontrées par les entreprises occidentales pour s’implanter en profondeur dans ce pays, tenaient au fait que la recherche du profit individuel et le désir de s’enrichir avaient encore trop peu de prise sur la paysannerie traditionnelle birmane. Ces missionnaires libéraux en concluaient tranquillement qu’il fallait contraindre ces populations à entrer dans la modernité en les amenant à rompre avec leur mentalité archaïque et «conservatrice» (cela montre, au passage, à quel point il faut vivre dans le monde clos des campus universitaires pour imaginer que le «néo-conservatisme» pourrait être l’idéologie naturelle de la société de croissance et de consommation). Toutes ces contraintes pratiques conduisent donc un pouvoir libéral à mettre en place des politiques extrêmement interventionnistes (au premier rang desquelles une «modernisation» permanente de l’école destinée à l’ouvrir au «monde extérieur» et à l’adapter aux nouvelles réalités de l’économie mondiale). On sait du reste que, sans le concours déterminant des gouvernements de l’époque (gouvernements dont il n’est pas inutile de rappeler que, dans le cas européen, ils étaient majoritairement de gauche), les conditions techniques et politiques de la globalisation capitaliste n’auraient jamais pu être réunies. Il est donc clair que la logique réelle de l’État libéral le conduit toujours à se faire beaucoup plus interventionniste que ses dogmes officiels ne le prétendent. Et pour répondre à la question précise que vous m’avez posée, je dirai sans hésiter que l’interventionnisme de l’État libéral peut effectivement aller très loin. C’est ainsi qu’Hayek lui-même, le pape du libéralisme moderne, défendait (en se fondant sur l’expérience du Chili de Pinochet) la légitimité philosophique d’une «dictature libérale provisoire» destinée, dans certaines circonstances, à remettre sur les rails une économie capitaliste menacée par les luttes populaires. Seulement, et tout le problème est là, une telle dictature ne saurait justement n’être que provisoire dans la mesure où il existe, par définition, une contradiction objective entre les contraintes propres à un État policier et le type particulier de liberté individuelle qu’exige une société de consommation développée. Dans cette dernière, en effet, chaque monade humaine doit pouvoir décider à tout moment si, dans sa manière de consommer, elle sera plutôt hypetrendy ou encore fashionista. C’est ce que rappelait Mona Chollet dans une récente livraison du Monde diplomatique consacré à «La fabrique du conformisme» en soulignant que, dans nos sociétés occidentales (mais c’est également de plus en plus vrai dans les sociétés dites du tiers monde comme en témoigne, depuis deux décennies, l’imaginaire des nouveaux migrants), le capitalisme tend désormais à fonctionner beaucoup plus à la séduction qu’à la répression au sens strict. Certes, un État libéral n’hésitera jamais à recourir à la violence la plus extrême si la «gouvernabilité» du système l’exigeait ; et il ne fait aucun doute que cette violence inclurait alors l’usage systématique de toutes les nouvelles technologies susceptibles d’accroître le contrôle et la soumission des individus. Cependant — et contrairement à une vision encore trop répandue à l’extrême gauche —, il y a déjà très longtemps que le dressage capitaliste des classes populaires ne repose plus, prioritairement, sur l’action de la police ou de l’armée (sinon pourquoi la droite aurait-elle pris la peine de supprimer le service militaire ?). De nos jours, il devrait, au contraire, être évident aux yeux de tous que la production massive de l’aliénation trouve désormais sa source et ses points d’appui principaux dans la guerre totale que les industries combinées du divertissement, de la publicité et du mensonge médiatique livrent quotidiennement à l’intelligence humaine. Et les capacités de ces industries à contrôler le «temps de cerveau humain disponible» sont, à l’évidence, autrement plus redoutables que celles du policier, du prêtre ou de l’adjudant qui semblent tellement impressionner la nouvelle extrême gauche. Critiquer le rôle de l’État libéral contemporain sans mesurer à quel point le centre de gravité du système capitaliste s’est déplacé depuis longtemps vers les dynamiques du marché lui-même, représente par conséquent une erreur de diagnostic capitale. Erreur dont je ne suis malheureusement pas sûr qu’elle soit seulement d’origine intellectuelle. Focaliser ainsi son attention sur les seuls méfaits de l’«État policier» (comme si nous vivions au Tibet ou en Corée du Nord et que le gouvernement de M. Sarkozy était une simple réplique de l’ordre vichyssois) procure des bénéfices psychologiques secondaires trop importants pour ne pas être suspects. Cette admirable vigilance ne présente pas seulement l’avantage, en effet, de transformer instantanément ses pratiquants en maquisards héroïques — seraient-ils par ailleurs sociologues appointés par l’État, stars du showbiz, maîtres de conférences à la Sorbonne ou pensionnaires attitrés du cirque médiatique. Elle leur permet surtout de ne pas trop avoir à s’interroger, pendant ce temps, sur leur degré d’implication personnelle dans la reproduction du mode de vie capitaliste, autrement dit sur leur propre rapport réel et quotidien au monde de la consommation et à son imaginaire. Il serait temps, en somme, de reconnaître que de nos jours, et pour paraphraser Nietzsche, c’est le spectacle lui-même qui est devenu «la meilleure des polices». On pourra d’ailleurs trouver dans le dernier ouvrage de Benjamin Barber, Comment le capitalisme nous infantilise toutes les données empiriques qui permettent de confirmer ce point. On sait par exemple que, dans les pays occidentaux, près de 70% des achats opérés par les parents le sont désormais sous la pression morale et psychologique de leurs propres enfants. Cela signifie que le dressage marchand de la jeunesse s’est révélé si efficace qu’une grande partie de cette dernière a déjà tranquillement accepté d’être l’œil du système à l’intérieur de la sphère familiale. Et un nombre non négligeable de parents (généralement de gauche) a visiblement appris à vivre sans sourciller sous la surveillance impitoyable de ces nouveaux gardes rouges. Quand le pouvoir des images a acquis une telle efficacité, il devrait donc être universellement admis que l’assujettissement des individus au système libéral doit, à présent, beaucoup moins à l’ardeur répressive du policier ou du contremaître qu’à la dynamique autonome du spectacle lui-même — c’est-à-dire, pour reprendre la définition de Debord, du capital parvenu «à un tel degré d’accumulation qu’il est devenu image». Or le moins que l’on puisse dire, c’est que nous sommes encore très loin d’une telle prise de conscience collective comme en témoigne, entre mille autres exemples, le fait que toute interrogation critique sur les dogmes de l’éducation libérale (à l’école comme dans la famille) est devenue depuis longtemps une question taboue chez la plupart des militants de gauche. Parvenus à ce point, il est donc inévitable d’affronter enfin la question des questions : Comment un tel retournement politique et culturel a-t-il pu avoir lieu ? Ou, si l’on préfère : par quelle dialectique mystérieuse la gauche et l’extrême gauche contemporaines en sont-elles venues à reprendre aussi facilement à leur compte les exigences les plus fondamentales de la logique libérale, depuis la liberté intégrale de circuler sur le marché mondial jusqu’à l’apologie de principe de toutes les transgressions concevables ? Il est certain que la clé de cette énigme doit d’abord être recherchée dans les mutations économiques, culturelles et psychologiques du capitalisme lui-même. Comme on le sait, il s’agit-là d’un mouvement de fond qui s’est développé en France au cours des années 50 (et qui, aux États-Unis, avait commencé deux ou trois décennies plus tôt). On ne pourrait cependant pas comprendre certaines formes politiques spécifiques que la modernisation capitaliste a prises en France sans s’interroger également sur ce moment catalyseur essentiel qu’ont représenté les événements de Mai 68. Ou plutôt — car ici la confusion et la falsification règnent en maîtres — sans s’interroger sur ce cycle d’événements, à la fois fondateurs et contradictoires, que les médias et l’historiographie officiels s’efforcent inlassablement, depuis quarante ans, d’unifier sous le nom rétrospectif de «Mai 68» (nom déjà trompeur en lui-même puisque ce cycle d’événements n’a, en réalité, pris fin qu’en 1974). Que cherche-t-on à dissimuler sous une telle unification a posteriori ? Quiconque a participé de près à ces événements ne peut pourtant pas avoir oublié qu’ils n’ont eu à aucun moment le caractère d’un ensemble idéologique et culturel uniforme, qu’on pourrait donc approuver ou condamner en bloc en opposant par exemple — pour reprendre l’une des mystifications universitaires les plus courantes — une «pensée 68» et une «pensée anti-68». Ce singulier printemps était en vérité celui de la contradiction généralisée, où chaque forme de contestation, à peine apparue, se trouvait à son tour aussitôt contestée. Ce serait annuler le sens même de ces combats multicolores que de vouloir les dissoudre — à la manière des communicants de Virgin ou de la Fnac — dans l’unité d’un mystérieux «esprit de Mai 68». La première raison qui rend ce type de simplification rétrospective intenable, c’est que ces événements, comme Kristin Ross l’a définitivement établi, ont d’abord été le lieu d’un télescopage historique entre deux mouvements distincts : d’un côté, un Mai 68 étudiant, qui constituait la partie visible de l’iceberg et, de l’autre, un Mai 68 populaire — ouvriers, employés, paysans — d’une ampleur et d’une puissance incomparablement supérieures. Or l’origine, la nature et les projets politiques respectifs de ces deux Mai 68 n’ont, pour l’essentiel, jamais réellement coïncidé, malgré les multiples passerelles qui ont pu être jetées ici et là. Une seconde raison, c’est que le mouvement étudiant, sur lequel tous les projecteurs médiatiques de l’époque avaient été immédiatement braqués, était lui-même traversé par des sensibilités profondément contradictoires. Certaines étaient idéologiquement très structurées ; d’autres, au contraire, participaient simplement de cette contre-culture diffuse, qui était entrée dans l’air du temps depuis le concert fondateur de la Place de la Nation, en 1963 ; et entre ces deux pôles tous les degrés du spectre avaient leurs représentants attitrés. Il va de soi que ces différentes mouvances n’étaient pas récupérables au même degré par la logique du capitalisme de consommation, comme en témoigne du reste leur destin médiatique et politique. Mais on doit même aller plus loin. Pour un peu, tout le monde aurait presque oublié que les critiques les plus impitoyables de la contestation étudiante — autrement dit du «Mai 68» officiel — ont été formulées, à l’époque, par les situationnistes. Si on relit, par exemple, le texte prophétique de Mustapha Khayati paru à Strasbourg quelques mois avant les événements parisiens, on comprend aussitôt que cette critique situationniste — Khayati écrivait que la bohème étudiante méritait «jusqu’au mépris des vieilles dames de la campagne» — était, dans son principe, absolument incompatible avec les célébrations enthousiastes du mouvement qui allaient rapidement devenir la partition de base de «l’impuissante intelligentsia de gauche, des Temps modernes àl’Express». Or les courants de «Mai 68» qui ont fini par l’emporter sur le plan politique et culturel — ce sont naturellement ceux qui exprimaient, d’une manière ou d’une autre, la nouvelle culture de consommation — ne sauraient en aucun cas être confondus avec ceux qui s’étaient organisés, depuis la fin des années 50, sur la base d’une critique intransigeante de la société du spectacle et du nouvel esprit du capitalisme. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer la façon dont a évolué le rapport des forces à l’intérieur du champ philosophique dans les années qui ont suivi Mai 68. C’est ainsi qu’à la séquence Lukacs - école de Francfort - Socialisme et Barbarie - Henri Lefebvre - Internationale situationniste, on a vu très vite succéder (cette évolution a été particulièrement nette dans le milieu universitaire où la lutte pour les places est toujours très vive) la séquence Althusser - Bourdieu - Foucault - Deleuze - Derrida. Or autant la première séquence, quelles que soient ses limites, avait rendu possible une critique radicale du mode de vie capitaliste, autant les constructions idéologiques de la seconde allaient pouvoir être retournées avec une facilité déconcertante au profit des nouvelles dynamiques libérales — comme en témoigne, entre autres, le rôle fondateur qu’elles ont joué dans la formation du paradigme «post-moderne» et de l’émergence des «nouvelles radicalités» de l’ère mitterrandienne. C’est donc dans ce singulier chassé-croisé philosophique qu’il faut chercher les raisons ultimes de cette incapacité pathologique de la nouvelle gauche (c’est-à-dire de celle qui va devenir culturellement hégémonique à partir de 1981) à penser le nouvel esprit du capitalisme autrement que comme l’accomplissement privilégié des exigences émancipatrices de la modernité — la modernisation économique ne constituant même, chez les plus réformistes, qu’un simple chapitre particulier de l’évolution générale des mœurs. Ici, je sais bien que certains de nos jeunes auditeurs risquent d’avoir un certain mal à me suivre, car ce n’est généralement pas ainsi qu’on leur raconte l’histoire de ces années fondatrices. Je les invite donc tout simplement à lire le discours prononcé par Bob Kennedy à l’université du Kansas, en mars 1968, quelques semaines avant son assassinat — discours dont je cite un long passage dans mon livre. Ils y découvriront une déconstruction extraordinaire de l’imaginaire capitaliste et du mythe de la croissance, qui lui vaudrait certainement aujourd’hui la réprobation unanime de tous les courants de la gauche — de Jacques Attali à Olivier Besancenot. Or Bob Kennedy n’avait pourtant rien d’un anarchiste ou d’un révolutionnaire. Un tel fait (dont l’époque fournirait bien d’autres exemples) suffit à mesurer l’ampleur de l’incroyable retournement idéologique — ou de cette véritable contre-révolution dans la révolution, je ne vois pas d’autre caractérisation possible — dont la France de la fin des années 70 a été le théâtre privilégié. Ce qui a été peu à peu refoulé à partir de cette époque particulièrement trouble (on sait le rôle majeur que des médias comme Actuel ou Libération ont joué dans cette contre-révolution), ce n’est, en effet, rien moins que l’ensemble des questionnements critiques qui — en Mai 68 et dans les années qui ont suivi (des combats de Lip à ceux du Larzac ) — avaient été portés par les luttes les plus radicales et les plus créatrices du mouvement populaire et étudiant. Ces questionnements, essentiels, sont nombreux. Citons-en quelques-uns. Quel contenu concret faut-il donner, dans l’entreprise et dans la société, à la notion de «pouvoir des travailleurs» ? Une politique d’émancipation doit-elle être seulement comprise comme une extension illimitée des droits de l’individu ou doit-elle créer, au contraire, des formes d’existence plus communautaires ? Une société égalitaire est-elle compatible avec les contraintes imposées par les mégamachines de la technoscience ? Y a-t-il encore un sens à défendre l’idée d’une agriculture paysanne — on se souvient peut-être que le «baba cool» parti élever ses chèvres en Lozère fut la première figure de «Mai 68» que Libération et la presse libérale-libertaire entreprirent de ridiculiser ? Le local s’oppose-t-il nécessairement à l’universel, et avons-nous raison d’encourager l’étude de l’occitan, du basque ou du breton et de soutenir les combats de ceux qui veulent «vivre et travailler au pays» ? L’idée de «progrès» est-elle vraiment au-dessus de tout soupçon ? Comment mener de front le combat pour la défense des cultures populaires et celui contre l’asphyxiante culture de masse ? De quelles façons les individus pourraient-ils enfin se libérer de la tyrannie de la mode, de la consommation ou de l’automobile ? Quels types de biens est-il réellement indispensable de produire, pour qui et dans quelles conditions ? Comment en finir, dans tous les domaines, avec le désir morbide de devenir riche, célèbre ou puissant ? Si de telles questions, et mille autres semblables, sont devenues incompréhensibles à la plupart des militants de gauche d’aujourd’hui, c’est tout simplement parce qu’elles ont été progressivement ensevelies sous un «Mai 68» mythique, réduit pour les besoins de la cause à sa seule dimension étudiante et parisienne et minutieusement reconstruit par la propagande officielle avec l’aide de quelques anciens combattants nostalgiques et de certains universitaires fiers d’occuper à nouveau la Sorbonne — mais, cette fois-ci, contre un salaire conséquent. Ce n’est qu’au terme de tout ce travail de falsification historique que le projet d’une croissance illimitée dans un monde sans frontière a pu devenir le nouveau centre de gravité des discours de la gauche et de l’extrême gauche issues de l’ère mitterrandienne. Au point que, de nos jours, nombreux sont ceux, parmi nos valeureux défenseurs d’un «socialisme libéral», qui ne comprennent sincèrement plus quelle objection rationnelle il serait encore possible de formuler si, d’aventure on leur proposait, pour soutenir cette croissance salutaire, de multiplier les usines d’armement et de vendre nos armes les plus perfectionnées aux tortionnaires du monde entier.
 … la CGT a d’ailleurs des branches dans l’armement…

Je sais bien. En même temps, ce n’est certainement pas aux ouvriers qui travaillent dans ces usines de réparer les pots cassés. Il faudra donc tôt ou tard définir un programme de transition qui leur permette de se reconvertir dans des activités socialement utiles, sans qu’ils aient à subir de préjudices moraux ou matériels. Mais il reste qu’aucune société décente ne pourra voir le jour si on se refuse à critiquer, d’un point de vue moral et philosophique, ces détournements de l’énergie humaine à des fins contraires au bonheur collectif. On retombe donc toujours sur la même question. Que devrions-nous produire, pour qui, dans quelles conditions, et avec quelles conséquences sur l’environnement ou sur notre propre humanité ? Qu’on le veuille ou non, il s’agit bel et bien d’une question philosophique. Si, au nom du «réalisme économique» et des exigences de la «concurrence internationale», nous renonçons définitivement à la poser devant le peuple, le maintien des «équilibres économiques» passera toujours par l’idée philosophiquement absurde qu’il faut produire toujours plus de n’importe quoi, quel qu’en soit le prix humain et écologique…

Quand j’entends un Premier ministre dire qu’il faut vendre plus d’armes, ça me révolte de façon primaire, je trouve cela honteux ; il faut arrêter de vendre des armes, c’est tout…

Dans le cas du commerce des armes, qui sont des machines de mort — et destinées à tuer, de préférence, des civils innocents —, le «principe de croissance» a évidemment des effets dont le caractère indécent saute immédiatement aux yeux. Mais la logique est exactement la même qu’il s’agisse d’avions Rafale livrés à une «dictature amie» ou de jeux vidéos destinés à nos adolescents. Dans tous les cas, la survie des unités de combat engagées dans la terrible guerre économique mondiale dépend uniquement de leur capacité à produire à un prix toujours plus bas les différents produits qui pourraient se vendre à l’autre bout du monde ; que ces produits n’aient strictement aucune valeur d’usage, qu’ils s’avèrent nuisibles à la santé physique des individus ou même qu’ils soient de nature à détruire leurs capacités intellectuelles ou morales. Nous retrouvons ici les analyses de Marx sur notre vieille amie la marchandise. Alors que les sociétés primitives privilégiaient la fabrication de biens possédant une valeur d’usage évidente (une couverture, un harpon, une pirogue, etc.) ou bien une valeur symbolique qui leur paraissait fondamentale (un masque de cérémonie, une peinture sacrée, un rituel de danse, etc.), nous aurions bien du mal à trouver, parmi l’immense accumulation de marchandises qui encombre nos centres commerciaux, beaucoup d’objets correspondants à des besoins humains réels. Il est vrai qu’un libéral, surtout s’il est de gauche, vous répondra aussitôt que c’est là un point de vue purement idéologique qui ne devrait donc pas engager la collectivité ; et que si quelqu’un juge que son bonheur passe par l’achat d’un 4×4 ou du dernier modèle de téléphone portable, c’est son problème personnel et seulement le sien. Un lecteur de Libération ajouterait même probablement qu’une collectivité qui désirerait intervenir dans ce genre de questions manifesterait d’inquiétants penchants totalitaires. On peut évidemment répondre que de tels achats, nécessairement sans fin, ne constituent que très rarement des choix purement individuels dans la mesure où ils ont, la plupart du temps, des conséquences directes ou indirectes sur les conditions matérielles et morales de la vie collective. Si votre voisin décide, par exemple, de cultiver des OGM ou si votre employeur désire travailler le dimanche, vous vous apercevrez très vite que leurs choix n’ont pas seulement une dimension privée. On doit surtout ajouter que cette belle liberté de consommer ce qu’on veut et quand on veut perd toute signification réelle dès lors que les techniques du conditionnement médiatique et publicitaire ont atteint les niveaux qui sont les leurs aujourd’hui. Cette dernière critique suppose, cependant, qu’on tienne pour acquise une théorie philosophique de l’aliénation, ce qui aux yeux d’un libéral suffit à l’invalider. Aucun tribunal ne devrait, en effet, examiner la plainte d’un citoyen dénonçant le caractère «aliénant» de la propagande publicitaire ou de la «télé-réalité» sauf, bien sûr, s’il arrivait à retraduire juridiquement le concept d’aliénation en termes d’atteinte à la liberté d’autrui. Mais la plupart des avocats feraient alors valoir qu’il ne s’agit-là que d’une interprétation philosophique particulière, non d’un fait empirique avéré. Comme vous le voyez, tous les problèmes que pose le libéralisme procèdent du fait qu’il est d’abord une philosophie de la mort de la philosophie ou, comme il préfère dire lui-même, une philosophie de la «fin des idéologies».

Quelle différence faites-vous entre le libéralisme «de gauche» et le libéralisme «de droite» ?

Historiquement, ils constituent depuis le XVIIIe siècle les deux grandes réponses, à la fois parallèles et complémentaires, au problème central de la politique moderne : à quelles conditions pourrait-on assurer la coexistence pacifique d’individus dont on a admis, par hypothèse (et à la lumière des guerres de religion), qu’ils n’avaient aucune valeur morale ou philosophique commune ? La réponse du libéralisme «de droite», ou libéralisme économique, est la plus simple. Elle consiste à dire que, pour obtenir les conditions de la pacification recherchée, il faut et il suffit que l’organisation de la société repose sur les principes du «doux commerce». La main invisible du marché permettra alors de régler tous les problèmes politiques, sans que ni l’État, ni un parti, ni une quelconque Église aient à intervenir. Quant au libéralisme «de gauche», ou libéralisme politique et culturel, son objectif premier est également la pacification idéologique de la société. Mais, à ses yeux, la réalisation de cet objectif passe d’abord par l’institution d’un État minimal dont tous les pouvoirs seraient séparés et axiologiquement neutres, ce qui permettrait ainsi à chacun de vivre comme il l’entend, sous la seule condition que son usage de la liberté ne nuise pas à celle d’autrui. En théorie, l’État libéral a donc pour seule fonction de maintenir l’équilibre entre les différentes libertés rivales, un peu à la manière dont le code de la route est là pour éviter les collisions et non pour vous prescrire une destination particulière. Il est également nécessaire de préciser qu’à ce stade aucun des deux libéralismes n’exige directement l’élimination de toute morale. Même si tous les libéraux, de gauche ou de droite, ont une tendance naturelle à voir dans celle-ci un simple masque de l’intérêt égoïste ou de l’amour-propre, leur préoccupation première est simplement de l’exclure du champ politique, de veiller, par exemple, à ce qu’aucun citoyen ne vienne demander l’interdiction de la publicité au nom de sa conception privée de l’aliénation ou du bonheur collectif. En droit, chacun demeure donc libre de vivre selon ses propres définitions du bien ou du bonheur, du moment qu’il ne cherche pas à les imposer à autrui. La seule chose que le droit libéral juge légitime d’interdire ce sont les conduites qui portent atteinte à la liberté correspondante d’autrui.
Sur ce principe, on ne peut qu’être d’accord, non ?

Sur le papier, c’est effectivement merveilleux ; et c’est bien pourquoi le libéralisme a toujours été la tentation naturelle de l’homme de gauche, au point qu’aux États-Unis les deux mots sont synonymes. Le problème c’est que toute cette savante machinerie intellectuelle repose en dernière instance sur un critère — ne pas nuire à autrui — dont la simplicité apparente dissimule en réalité des problèmes redoutables, dès qu’il faut l’appliquer sans prendre le moindre appui sur des jugements moraux ou philosophiques. Prenez par exemple la question du port du voile à l’école. Je peux, bien sûr, interdire ce dernier au nom du droit des femmes — le voile est un symbole de soumission, donc il porte atteinte à la liberté des femmes. Mais un bon avocat libéral (l’expression n’est pas loin d’être un pléonasme) pourra également présenter cette interdiction comme une atteinte à la liberté religieuse et un signe d’«islamophobie». Le problème est le même quand vous devez trancher entre le fumeur et le non-fumeur, entre l’écologiste urbain partisan de l’ours et du loup et le berger partisan de l’agneau, entre le travailleur qui défend son droit à dormir et le jeune bourgeois qui fait valoir son «droit à la fête». Il serait bien sûr assez facile de trouver une solution philosophique raisonnable à ce genre de dispute. Il suffirait, dans la plupart des cas, de s’en référer au simple bon sens et aux principes de la common decency. Seulement, à partir du moment où vous êtes idéologiquement tenus d’adopter une démarche strictement technique et procédurale, c’est une solution qui vous est interdite. La pente naturelle des juristes libéraux est donc d’observer attentivement les développements concrets de cette nouvelle guerre de tous contre tous, de compter les coups et finalement de déplacer le curseur de la loi en fonction du résultat provisoire de ces combats ; autrement dit, en fonction de ce que la gauche appelle, avec un bel enthousiasme darwinien, «l’évolution des mœurs». Il ne faut pas chercher plus loin la raison récurrente qui conduit le libéralisme politique et culturel de la gauche à devoir s’aligner tôt ou tard sur les positions du libéralisme économique. Livré à lui-même, le Droit libéral est, en effet, condamné à une fuite en avant perpétuelle dont la seule fin logique serait ce «droit de tous sur tout» qui était, selon Hobbes, le principe même de la guerre de tous contre tous. Le libéralisme économique présente, au contraire, l’avantage considérable d’offrir dès le départ aux individus l’assurance d’un véritable langage commun, celui de l’intérêt bien compris et du donnant-donnant. Comme l’écrivait Voltaire, «quand il s’agit d’argent tout le monde est de la même religion». Autrement dit, la religion de la croissance et de la consommation — elle est le complément logique d’une économie concurrentielle — finit toujours par apparaître, à un moment ou un autre, comme l’ultime moyen supposé axiologiquement neutre de réunir à nouveau les individus que le libéralisme politique et culturel a séparés et dressés les uns contre les autres. Naturellement, cette solution est elle-même parfaitement illusoire puisque la logique du marché conduit toujours à relancer sous une autre forme la guerre de tous contre tous. C’est donc encore une fois parce qu’on a décidé, par principe, de se placer à un point de vue purement technique et procédural que la question cruciale de savoir si ma liberté nuit ou non à celle d’autrui est devenue philosophiquement insoluble dans une société capitaliste…

… parce qu’il n’y a plus de règle morale ?

… ni règles morales ni principes philosophiques communs comme, par exemple, une théorie minimale de l’aliénation, de la dignité humaine ou de la beauté de la nature, dont le libéralisme, par définition, ne veut absolument pas entendre parler. Naturellement, quand je parle ainsi de règles morales, il faut prendre cette expression au sens où les premiers socialistes l’entendaient. C’est ce qui correspond, pour l’essentiel, à ce qu’Orwell désignait sous le nom de common decency. Si on ne précise pas ce point, la position socialiste risquerait évidemment d’être interprétée comme un appel à restaurer un ordre moral ou une société totalitaire. Or la common decency n’a rien à voir avec ce que j’ai appelé par ailleurs une «idéologie du Bien» ou encore une «idéologie morale» ; autrement dit avec ce type de construction métaphysique arbitraire, liée aux dogmes d’une Église ou à la ligne d’un parti, et qui a toujours servi, dans l’histoire, à cautionner le pouvoir d’une élite. Une idéologie morale décidera, par exemple, que l’homosexualité représente un péché contre la volonté de Dieu ou, variante stalinienne, une déviance petite-bourgeoise. On voit tout de suite ce qui distingue un tel discours de ces dispositions traditionnelles à la bienveillance, à l’entraide ou à la générosité qui constituaient pour Orwell l’essence de la common decency. Il est bien évident, en effet, qu’il n’existe aucun rapport entre l’orientation sexuelle d’un individu et sa moralité effective : un homosexuel peut parfaitement être un individu généreux et heureux de vivre tandis qu’à l’inverse un hétérosexuel peut être égoïste et immature et donc avide de pouvoir, de richesse ou de célébrité. L’invitation orwellienne à fonder le socialisme sur les valeurs de la common decency se situe clairement aux antipodes du moralisme des idéologies du Bien.
Ce sera le mot de la fin, Jean-Claude Michéa…

En espérant, bien entendu, que cette fin soit heureuse. Car si nous considérons ce que le libéralisme a déjà réussi à faire de la planète et de l’être humain, il y a aussi quelques raisons d’être pessimiste. Mais, d’un autre côté, on sait aussi que les choses peuvent changer très vite à partir du moment où les individus et les peuples commencent à se poser les vraies questions et à se définir par rapport aux vrais clivages. Ceci est une autre histoire…

Merci, Jean-Claude Michéa.