mercredi 3 juillet 2013

Le concept de nation (Otto Bauer)

[…] La nation est l’ensemble des hommes liés par la communauté de destin en une communauté de caractère. Par la communauté de destin ; ce trait distinctif la sépare des collectivités internationales de caractère comme la profession, la classe, la citoyenneté, qui reposent sur la similitude de destin et non sur la communauté de destin. L’ensemble des gens ayant le même caractère : c’est cela qui les sépare des communautés de caractère plus restreintes à l’intérieur de la nation, qui ne forment jamais une communauté de nature et de culture se déterminant elle-même, déterminée par un destin propre, mais qui sont en étroites relations avec l’ensemble de la nation, et sont donc déterminées par son destin. Ainsi, la nation était strictement délimitée à l’ère du communisme de parenté : elle était alors formée par l’ensemble de tous les descendants du peuple-souche de la mer Baltique (NDLR, origine supposée des peuples germaniques), dont l’esprit était déterminé par les destinées de ce peuple souche en vertu de l’hérédité naturelle et de la tradition culturelle. De même, la nation sera de nouveau strictement délimitée dans la société socialiste : la nation sera constituée par l’ensemble de tous ceux qui jouissent de l’éducation nationale et des biens culturels nationaux, et dont le caractère est donc formé par le destin de la nation qui détermine le contenu de ces biens culturels. Dans la société fondée sur la propriété privée des moyens de travail, ce sont les classes dominantes – autrefois les chevaliers, aujourd’hui les gens instruits – qui constituent la nation en tant que l’ensemble de ceux parmi lesquels une même éducation, modelée par l’histoire de la nation, et transmise par la langue unifiée et l’éducation nationale, produit une parenté des caractères. Les larges masses populaires cependant ne constituent pas la nation – ne la constituent plus, parce que l’antique communauté d’origine ne les lie plus assez étroitement, et ne la constituent pas encore, parce qu’elles ne sont pas encore totalement intégrées dans la communauté d’éducation en devenir. La difficulté de trouver une définition satisfaisante de la nation, sur laquelle ont buté jusqu’à présent toutes les tentatives, est donc conditionnée historiquement. On a voulu découvrir la nation dans notre société de classes, dans laquelle l’ancienne communauté d’origine aux contours très précis s’est désagrégée en une infinité de groupes tribaux et locaux, et où la nouvelle communauté d’éducation en voie de formation n’a pas encore pu réunir ces petits groupes en un tout national.

Notre recherche du fondement de la nation nous révèle donc une grandiose fresque historique. Au début, à l’ère du communisme de parenté et de l’agriculture nomade, la nation dans son unité, en tant que communauté d’origine. Puis, à partir du passage à l’agriculture sédentaire et au développement de la propriété privée, la scission de l’ancienne nation en communauté de culture des classes dominantes d’une part, et « tenanciers » de la nation, de l’autre – ces derniers étant enfermés en des cercles géographiques restreints, produit de la désagrégation de l’ancienne nation. Ensuite, depuis le développement de la production sociale dans des formes capitalistes, l’élargissement de la communauté nationale de culture, les classes laborieuses exploitées restent encore les « tenancières » de la nation, mais la tendance à l’unité nationale sur la base de l’éducation nationale l’emporte  peu à peu sur la tendance particulariste à la désagrégation de l’ancienne nation fondée sur la communauté d’origine en des groupes géographiques toujours plus rigoureusement séparés. Enfin, dès que le la société débarrasse la production sociale de son enveloppe capitaliste, on assiste à la renaissance de la nation dans son unité sous forme de communauté d’éducation, de travail et de culture. Le développement de la nation reflète l’histoire du mode de production et de la propriété. De même que les structures sociales du communisme de la parenté ont donné naissance à la propriété privée des moyens de production et à la production individuelle, qui à son tour à produit la production et à la production coopérative sur la base de la collective, la nation homogène se scinde en membres de la nation et « tenanciers » et se fractionne en de petits districts locaux qui se rapprochent de nouveau les uns des autres avec le développement de la production collective, pour finalement se fondre dans la nation socialiste homogène de l’avenir. La nation de l’ère de la propriété privée et de la production individuelle, divisée en membres de la nation et « tenanciers » de la nation, scindée en de nombreux groupes géographiques restreints, est le produit de la désagrégation de la nation communiste du passé, et le matériau de la nation socialiste de l’avenir.

La nation apparaît donc d’un double point de vue comme un phénomène historique. Phénomène historique de par sa détermination matérielle puisque le caractère national qui anime chaque compatriote est la condensation d’une évolution historique, puisque la nationalité du compatriote pris isolément reflète l’histoire de la société dont l’individu est le produit. Et elle est un phénomène historique de par sa fixation formelle, puisqu’aux différentes étapes de l’évolution historique, des districts de dimensions variées sont, par des moyens divers liés de manières différentes en une nation. L’histoire de la société ne décide pas seulement quels sont les traits caractéristiques concrets des membres de la nation qui forment le caractère national ; c’est même  et surtout la forme sous laquelle les forces historiques agissantes produisent une communauté de caractère qui est conditionnée par l’histoire.

La conception nationale de l’histoire, qui voit dans les luttes des nations la force motrice des évènements, tend vers une mécanique des nations. Les nations lui apparaissent comme des éléments qu’on ne saurait décomposer davantage, comme des corps inaltérables qui s’entrechoquent dans l’espace, qui agissent par pressions et secousses les uns sur les autres. Pour nous, l’histoire ne reflète plus les luttes des nations : la nation elle-même nous apparaît plutôt comme le reflet des luttes historiques. Car la nation ne se manifeste que dans le caractère national, dans la nationalité de l’individu ; et la nationalité de l’individu n’est rien d’autre qu’un aspect de sa détermination accomplie par l’histoire de la société, de sa détermination en devenir par l’évolution des méthodes et des conditions de travail.



Otto Bauer, La question des nationalités et la social-démocratie (1907)