mardi 27 septembre 2022

Quand la confusion devient un programme politique

On observe depuis quelques années la politisation d’une partie de la population qui était traditionnellement peu audible. Elle était peu audible, non pas parce qu’elle était bâillonnée ou censurée, mais bien parce qu’elle se sentait représentée par les partis politiques et les syndicats traditionnels ou se désintéressait simplement de la chose publique. Mais l’avènement de la pandémie et des mesures sanitaires ont grandement changé les choses, en brusquant les habitudes d’une population qui n’avait jamais vécu de réelle crise. Et celle-ci n’a pas manqué de faire des mécontents dans le public, au point où cette pandémie fut le catalyseur d’un éveil politique plutôt chaotique.  

Il faut dire que la Covid-19 et les mesures pour y faire face reposent sur des notions souvent complexes et parfois contrintuitives pour le commun des mortels. Sans oublier que la pandémie se passait loin des yeux et des écrans de la plupart des gens, ce qui n’aidait pas à rendre l’urgence bien concrète. De plus, la médiatisation sensationnaliste et maladroite de cette situation et les incohérences du gouvernement ne pouvait qu’engendrer de la confusion sur le sérieux de la situation. Pour toutes ces raisons, il était attendu que l’incompréhension gagne une bonne partie de la population et en frustre une au moins aussi grande.

De leur côté, les partis d’opposition et les syndicats sont restés assez prudents sur le sujet et ont par principe soutenu les mesures demandées par la santé publique, sans se priver toutefois d’envoyer quelques piques au gouvernement. Et à sa décharge, ce dernier a aussi démontré que jouer « au bon père de famille », ressemblait drôlement à jouer à l’autocrate, mais, comme il le constata rapidement, chaque mesures inefficaces ou erreurs de sa part devait lui être directement reprochée, même s’il essayait de se cacher derrière la santé publique, voire en se défendant de ses échecs en blâmant la population. Tout cela n’a fait qu’exacerber cette frustration latente et donna des armes à tout ceux qui ne voulaient pas respecter les mesures sanitaires.

Parce que, oui, le problème de base était surtout une question de volonté plus qu’un problème de désinformation. Si la désinformation a fait son lot de victime au début, celle-ci touchait surtout ceux qui voulaient être convaincus par des récits alternatifs, puisque le « fact checking » était massif sur le sujet et il était difficile de rester dans de la pure ignorance. Malgré tout, les contre récits, avaient la fâcheuse manie de se maintenir malgré les « débunks » répétés, puisque ceux-ci servaient d’abord d’excuse à nier le besoin de discipline sanitaire, alors tout argumentaire était bon à prendre. C’est d’ailleurs pour cette raison que ces récits étaient à ce point contradictoires entre eux.

Et ce refus est normal. Se faire imposer des limites pour le bien du collectif ne passe pas toujours facilement, surtout par une population habituée de vivre dans l’abondance et baignée dans une atmosphère libérale depuis plus de trois générations. Avec le temps, nous ne ressentons plus vraiment les avantages et le bienfondé du collectif et prenons souvent le fruit de la société de consommation pour un dû. Pourtant, cela pourrait être tout autre et rares sont les pays dans le monde où les peuples peuvent jouir d’un tel niveau de vie. Niveau de vie qui, il faut bien l’avouer, est souvent issu de l’asservissement des autres peuples et de l’exploitation sauvage des ressources naturelles, mais cela est un autre sujet …

Enfin de compte, la liberté, la sécurité et le confort gagné par les masses et qui est issu de la collectivisation et la redistribution sont devenus avec le temps invisible pour beaucoup. Et tels ces enfants fantasques qui ne comprennent pas que c’est du salaire de ses parents que proviennent ses bonbons et ses jouets, ceux-ci se refusent de voir que c’est de l’effort de chacun que provient la sécurité de tous. Certains vont même jusqu’à se rebeller contre leurs devoirs civiques et revendiquent, à la manière d’une caricature de révolutionnaire, la liberté de ne pas faire leur part de l’effort commun. Effort commun qui est pourtant à la source des libertés tant chéries par ceux qui veulent pourtant s’en extraire.

C’est là l’épicentre des motivations qui ont permis de galvaniser le mouvement contre les mesures sanitaires[1] et qui aujourd’hui fait se regrouper les fans de la spiritualité new age et des médecines alternatives, avec les fondamentalistes religieux et les suprémacistes blancs. Tout ce petit monde uni dans la croyance de l’un ou l’autre des nombreux scénarios de triller dystopique concocté par des théoriciens du complot et popularisé par une interminable succession de vlogues filmés dans des chars.      

Bien sûr, des organisations dites « citoyennes » ont rapidement vu le jour, afin de représenter cette colère. Souvent issus des groupes identitaires islamophobes (comme les fameux Farfadaas), ces groupes ne devaient pas faire bien plus que ce qu’elle faisait déjà au chemin Roxham au temps de La Meute, c’est-à-dire des manifs, un peu de bruit et beaucoup… Beaucoup de live Facebook! Sans oublier les sempiternelles vidéos de « désobéissance civile » dans les épiceries, histoire de bien caricaturer les militants pour les droits civiques des années soixante. Évidemment, ces groupes étant peu expérimentés, idéologiquement bancals et dirigés par des leadeurs plus soucieux de leur propre gloire que de la cause qu’ils défendent, ces groupes ne firent rien de bien dangereux pour le pouvoir et, en dehors du harcèlement qu’ont subi les commis d’épicerie, le gouvernement pouvait compter sur une opposition particulièrement caricaturale, qui lui servit d’épouvantail tout le long des confinements.   

Mais la nature ayant horreur du vide, un autre larron devait reprendre le flambeau des conspirationnistes de tous poils, c’est-à-dire ces nouveaux partis populistes de droite dure, inspirés par Trump. Plus ou moins conspirationnistes au départ, ces partis devaient prendre l’ascendant sur le mouvement citoyen en raison de leur plus grande expérience politique, leur capacité de récupération des grands idéaux et leur respectabilité médiatique. La capacité de récupération des colères populaire qu’ont ces partis n’est plus un secret pour la gauche radicale depuis belle lurette, mais cette masse de gens nouvellement politisés et peu formés idéologiquement était une proie facile pour leur propagande de séduction et ne manqua pas de gonfler les effectifs des partis comme le Parti populaire du Canada (PPC) et le Parti conservateur du Québec (PCQ). Et ce dernier, s’étant donné un chef très à l’aise dans les médias (Éric Duhaime), devait vivre une montée assez spectaculaire au détriment de la CAQ.

Et justement, la différence programmatique entre la CAQ et le PCQ n’est pas si grande et ce dernier aurait très bien pu s’y fondre en une aile droite, puisque le parti de Legault est lui aussi très bon quand il s’agit de mettre en place des mesures néolibérales, écologiquement nocives et des politiques racistes. Cependant, si le parti est devenu le réceptacle de tout ce que le mouvement « antimasque » a de plus exotique, ce n’est pas parce que Duhaime veut privatiser la santé et démembrer les syndicats, mais bien parce qu’il défend la liberté de ne pas porter le masque dans les lieux publics et de ne pas se faire vacciner. En somme, la liberté de ne pas faire sa part pour limiter la propagation de la Covid-19.

Et là-dessus, je dois avouer que le laisser-faire du PCQ est plus conforme aux principes ultralibéraux que le paternalisme de la CAQ, puisque le fondement même des libertariens est d’éliminer toute contrainte sociale (sauf quand elle touche les minorités bien sûr!). Autrement dit, de s’extraire de ses devoirs civiques et de nier l’existence même du bien commun. Il est donc tout à fait conforme aux dogmes libertariens de laisser les plus faibles mourir dans leur merde si cela implique une quelconque contrainte aux forts. C’est d’ailleurs le même principe qui fait que la pensée libertarienne n’accepte pas le principe de l’impôt[2] et rejette toute forme de socialisation. Alors il est assez normal que le PCQ ait pris le flambeau de la lutte contre les mesures sanitaires, puisque cela est pile dans ses cordes.

Mais bon, le problème n’est pas tellement le fait qu’un parti libertarien se présente comme le défenseur de l’intérêt des riches (cela n’est pas nouveau), mais bien dans le fait que beaucoup de gens victime de l’austérité néolibérale et clairement en détresses sociales se soient fait endoctriner par l’un ou l’autre des gourous conspirationnistes pour ensuite militer activement dans un parti qui lutte contre leur intérêt de classe ! Nous l’avons bien vu l’hiver dernier, lors du « Convoi de la liberté ». Une quantité faramineuse de gens, que l’on ne peut vraiment pas qualifier de bourgeois, se sont rassemblés à l’appel d’une obscure organisation d’extrême droite albertaine, sans réaliser que ce qui était visé, ce n’était pas juste l’abolition de toutes les mesures sanitaires, mais aussi les programmes sociaux qui les ont accompagnées.

La fameuse PCR/PCRE de Trudeau tant décrié par la droite était une mesure insuffisante et imparfaite, certes, mais elle a aidé des milliers de personnes à maintenir leur niveau de vie (et leur liberté) et il est clair que c’est surtout ce genre de revendications que sont venus soutenir les pontes du parti conservateur canadien et du PPC. De toute façon, la droite canadienne n’a jamais été très attachée aux libertés (sauf celles des riches) et ne se prive pas d’ailleurs d’entraver la vie des gens pour des questions religieuses (contre l’avortement, le mariage gai, etc.). Alors de les voir se pavaner autour des drapeaux Qanon, Trumpiste, canadien et patriote (SIC), tout en scandant des appels à « la liberté » et à « l’amour », on ne pouvait difficilement faire plus cynique en termes de confusion politique.

Pourtant, une partie non négligeable de ces manifestants sont persuadés de lutter contre l’établissement et « Big Pharma », voir contre le capitalisme (!), pour ensuite dilapider leurs salaires dans le financement d’organisations sectaires et de partis ultralibéraux… Une telle dose de confusionnisme est gravissime et doit être combattue avec la plus grande fermeté, afin de conscientiser ces pauvres gens manipulés. Mais cela risque d’être bien difficile tellement les mesures sanitaires semblent les avoir traumatisées et une bonne partie de ces nouveaux militants conservateurs semblent être prêts à accepter n’importe quelle mesure antisociale du moment qu’on lui promet de ne plus jamais porter un masque dans l’espace public !

Mais, comprenons-nous bien, l’existence du mouvement contre les mesures sanitaires est loin d’être le premier responsable à blâmer pour le désastre hospitalier, comme le prétendait le gouvernement. Les « bons pères de famille », comme Legault et Couillard, on fait le gros du travail pour désorganiser le système de la santé et ils avaient la responsabilité de prévoir ce genre d’évènement. Mais le fait que toute cette colère contre le paternalisme de Legault soit récupérée par un personnage qui propose de détruire complètement le système de santé publique et plus généralement le filet social est une situation qui ne devrait pas enchanter ceux qui espèrent conscientiser la population envers leurs intérêts de classe, sans oublier un mal encore bien pire qui nous guette, c’est-à-dire les changements climatiques !

Parce que tout ce que la pandémie de Covid-19 a fait émerger de sale chez certains de nos concitoyens risque bientôt d’exploser au centuple ! Pensez-y : « Une situation d’urgence contrintuitive et nécessitant des connaissances scientifiques pour bien la comprendre et nécessitant des mesures coercitives et qui, en raison du régime capitaliste, feront baisser le niveau de vie des gens de manière spectaculaire. Et qui sera évidemment médiatisé de façon bête et puis récupéré par des gouvernements et des multinationales mal intentionnées ». Cela ne vous rappelle rien ?

Et normalement c’est là que vous constatez toute l’étendue de la catastrophe auquel nous devrons faire face !

Benedikt Arden, septembre 2022


[1] Je précise que je n’inclus pas dans ce mouvement ceux qui critiquent certaines mesures ou l’action du gouvernement, mais bien ceux qui refusent par principe les mesures sanitaires ou qui nient carrément l’existence de la pandémie.

[2] La justification est que la part de l’impôt prélevé est considérée comme provenant du « travail » d’une personne non consentante, celle-ci est donc jugée comme une portion de travail forcé. Les libertariens jugent souvent les taxes à consommation comme plus justes, puisqu’elle relève d’un choix. Bien sûr, cela élimine toute gradation de cotisation par rapport au revenu, ce qui favorise les riches.