mardi 1 octobre 2013

Au-delà de la charte

Depuis peu, un vent de folie a atteint le Québec. Un vent qui ne m’a même pas laissé la chance de l’ignorer un tant soit peu et qui par de violentes et massives bourrasques de bêtises, m’oblige à remettre quelques pendules à l’heure. Car je crois qu’il est évident que les débats que les politiques nous imposent ici comme partout où la politique stagne, sont de ceux qui ne méritent pas beaucoup plus que du mépris. Ceci pour la simple et bonne raison qu’ils ne servent généralement pas à faire avancer le pays là où il doit aller, mais seulement là où les tactiques politiciennes veulent nous mener, soit vers leur victoire aux prochaines élections(1). La charte des valeurs du PQ n’est rien d’autre que cela, mais malgré tout elle ouvre la porte à certaines réflexions autour de la place de l’identité dans le cadre d’une nation, qui, me semble-t-il, est d’un grand intérêt dans le contexte actuel. Alors essayons de s’élever au-dessus de l’émotif et tâchons de réfléchir comme des gens raisonnables. 

D’abord, une charte pour quoi? Une charte est un ensemble de règles et de principes fondamentaux dans une institution. Ici on parle de chartes pour désigner soit une partie de la Constitution soit une loi d'une importance particulière comme la Charte des droits et libertés de la personne, ou celle de la langue française (loi 101). En sommes, quelque chose qui fait office de principes constitutifs. La première constatation que l’on peut faire, c’est qu’une charte « québécoise », donc encadrée par le gouvernement du Québec, possède un boulet fondamental à sa mise en place. Soit celui de n’être qu’une province d’un autre pays et, de ce fait, d’être assujettie à une autre constitution. Une constitution qui en l’occurrence promeut d’autres valeurs. Notamment celle du multiculturalisme, qui considère justement qu’il n’existe pas de valeurs communes. Alors, il n’est nul besoin d’être un avocat très chevronné pour comprendre qu’il y aura une bataille juridique plutôt inégale, qui ne risque en rien d’être différent de celle autour de la loi 101 face à la cour fédérale. Finalement, le risque que cette charte soit autre chose que ce que fut le débat sur l’identité nationale en France en 2009, autrement dit un débat de polarisation en vue des prochaines élections, est de mon point de vu certain. Enfin, plusieurs (dont moi) auront plutôt le bon jeu de réitérer que l’identité ne peut être protégée que par une souveraineté politique complète, ce qui n’est actuellement pas le cas présentement au Québec.

Mais encore, comme le débat sur les valeurs bat son plein malgré tout, il est probablement pertinent de regarder la question qui est sous-jacente à ce même débat : qu’est-ce que ça donne dans la vie ça l’identité et les valeurs en dehors de servir les intérêts électoraux du PQ !? D’abord et avant tout, il faut considérer que pour vouloir protéger des valeurs communes, il faut croire en l’existence de ce qu’on peut appeler un peuple. Ça peut paraître bizarre pour certains, mais ce concept ne fait pas nécessairement consensus. Sans aller jusqu’aux thèses nominalistes(2), plusieurs penseurs affirment qu’il n’existe que des individus qui ne peuvent avoir d’identité commune que via la libre association. C’est en somme une grande partie de la base philosophique de ce qui mène vers les thèses du libéralisme politique. Autrement dit, l’endroit où tu es né et l’éducation culturelle que tu acquiers ne sont pour ces gens que des éléments arbitraires qu’il vaudrait autant que possible remplacer par une éducation multiculturelle donnant libre-choix à l’identité culturelle de l’individu. Évidemment, l’extension de cette logique risque de causer au fait culturel bien des tords, si nous voyons ce que donne ce « libre choix » sur les éléments de culture déjà libéralisée (donc soumis au choix individuel) comme la musique, la nourriture et les vêtements. L’Homme étant de nature plutôt grégaire, il est à douter que la culture, comme nous l’entendons ici, soit capable de survivre au-delà de la prochaine mode. Enfin, peu importe comment les idéologues vois l’identité, il reste que le fait identitaire existe, qu’il apporte de la richesse au monde, est producteur de pensé conceptuelle par le langage(3), mais, plus important encore, est ce qui suppose la démocratie dans l’acceptation républicaine et classique de ce mot.

Dans son célèbre « Du contrat social », Jean-Jacques Rousseau nous rappelait que « tant que plusieurs hommes réunis se considèrent comme un seul corps, ils n'ont qu'une seule volonté qui se rapporte à la commune conservation et au bien-être général. Alors tous les ressorts de l'État sont vigoureux et simples, ses maximes sont claires et lumineuses il n'a point d'intérêts embrouillés, contradictoires le bien commun se montre partout avec évidence, et ne demande que du bon sens pour être aperçu.»

À contrario, on y lit un peu plus loin que « quand le nœud social commence à se relâcher et l'État à s'affaiblir, quand les intérêts particuliers commencent à se faire sentir et les petites sociétés à influer sur la grande, l'intérêt commun s'altère et trouve des opposants: l'unanimité ne règne plus dans les voix; la volonté générale n'est plus la volonté de tous; il s'élève des contradictions, des débats; et le meilleur avis ne passe point sans disputes. » 

«(…) quand l'État, près de sa ruine, ne subsiste plus que par une forme illusoire et vaine, que le lien social est rompu dans tous les cœurs, que le plus vil intérêt se pare effrontément du nom sacré du bien public, alors la volonté générale devient muette; tous, guidés par des motifs secrets, n'opinent pas plus comme citoyens que si l'État n'eût jamais existé; et l'on fait passer faussement sous le nom de lois des décrets iniques qui n'ont pour but que l'intérêt particulier.(4) » On croirait presque ces écrits ont été rédigés hier tellement ils sont conforme avec notre réalité…

Enfin, il est donc dans l’intérêt de l’équilibre des sociétés que le lien social soit maintenu et il est plutôt évident que la question des valeurs qui définissent le bien commun est au centre de ce lien. J’ajouterais aussi que dans l’étymologie du mot de démocratie, dēmokratía, il y a dêmos « peuple » et krátos, « pouvoir » qui ensemble donne « souveraineté du peuple ». Donc s’il est vrai que la démocratie doit d’abord être vue comme la souveraineté de l’ensemble du peuple sur la minorité, la souveraineté du peuple sous-tend aussi celle d’avec les autres peuples. La démocratie est donc aussi le principe à la base du droit des peuples à disposer d’eux même. Et ce principe se définit par la singularité qu’un peuple se fait de lui-même en rapport aux autres peuples. Il est donc tout à fait normal qu’un peuple sain politiquement, soit un peuple qui se voit comme tel, et que si celui-ci défend son identité, il défend du coup sa démocratie.

Je sais que les tenants du libéralisme philosophique (et ils sont légion) me rétorqueront que la démocratie ce n’est pas que des individus qui donnent leur aval sur les gestionnaires de la gouvernance, mais surtout un système politique neutre qui fait respecter les droits de la personne. Je sais cela et je leur rétorquerai qu’ils ont une vision assez particulière de la participation publique et qu’elle est juste l’inverse de ceux de la respublicae. Je ne m’attarderai pas plus longtemps sur le vieux débat entre les « anciens » et les « modernes(5) », mais je dirai quand même que cette vision de la société, que partagent les multiculturalistes, est de nature à diviser ce qui était un peuple en plusieurs communautés d’intérêts concurrents. Ce type de société est, comme partout dans le monde, où est vécu ce genre de situation, le vecteur primordial de discordes et de haine, car s’il n’y a pas de consensus sur certaines valeurs plus ou moins apolitiques, il ne peut plus y avoir de solidarité nationale. Solidarité qui est la condition obligatoire des débats d’idées propres aux projets de société que la démocratie a le devoir d’entretenir. Les pays qui ont le malheur d’être divisés identitairement, comme plusieurs pays d’Afrique, voient forcément les partis politiques d’idées se transformer en partis politiques ethnoculturels. Ce qui est fort mauvais pour ceux qui veulent faire valoir politiquement la lutte de classes. Déjà sur la scène fédérale, le Bloc Québécois peut être considéré comme tel et cela est perçu, avec raison par les fédéralistes, comme un handicap majeur à la démocratie au sein du Canada. En tout cas, presque autant que le Système de Westminster …  Mais ça c’est un autre débat.

On me rétorquera bien sûr : mais c’est quoi l’identité et les valeurs du Québec? Question évidemment polémique et ambivalente. Elle est l’exemple parfait de ce que tous savent d’instinct (comme le disait plus haut Rousseau) et ne peuvent clairement définir. Pour ma part, je prétends simplement qu’il ne peut pas y avoir de définition précise de l’identité, d’abord et avant tout, parce que celle-ci change constamment. L’identité est en somme l’équivalent d’une statue qui marche. Par contre, Otto Bauer dans son livre La question des nationalités et la social-démocratie a une définition assez intéressante de ce que peut être l’identité d’un peuple : « La nation est l’ensemble des hommes liés par la communauté de destin en une communauté de caractère. Par la communauté de destin ; ce trait distinctif la sépare des collectivités internationales de caractère comme la profession, la classe, la citoyenneté, qui reposent sur la similitude de destin et non sur la communauté de destin. L’ensemble des gens ayant le même caractère : c’est cela qui les sépare des communautés de caractère plus restreintes à l’intérieur de la nation, qui ne forment jamais une communauté de nature et de culture se déterminant elle-même, déterminée par un destin propre, mais qui sont en étroites relations avec l’ensemble de la nation, et sont donc déterminées par son destin.(6) » Il faut donc voir l’identité d’un peuple comme une synthèse des caractères forgés par l’histoire et le devenir avec la diversité des identités contenues au sein du peuple. Il faut donc mettre quelques guillemets autour du concept d’homogénéité culturelle, car cette homogénéité contient en elle-même une grande diversité.    

Enfin, pour revenir à l’aspect politique de la chose, il faut comprendre que la pluralité des choix de sociétés est conditionnelle à l’homogénéité culturelle, c’est peut-être dommage idéologiquement pour certains, mais c’est comme ça! Tout de même, l’identité n’est pas une fin en soi, comme les identitaires le prétendre trop souvent (même s’il est vrai que la diversité des cultures est une richesse), mais est d’abord une condition de la démocratie et de la souveraineté, qui elles-mêmes sont des conditions de la justice. Donc si la justice est l’objectif de l’identité, il est toujours assez critiquable de voir un gouvernement avoir des politiques identitaires ferment tout en ne faisant rien en ce qui concerne la justice sociale. C’est tout le paradoxe des partis politiques identitaires et libéraux comme il en abonde en Europe. Mais pour ce qui est du PQ, c’est encore plus visible, car sa mission historique est en principe la souveraineté du peuple du Québec. Alors si celui-ci fait de l’identitaire sans souveraineté, il travail bêtement à l’envers et trahis simplement sa mission et ses électeurs. Je le répète, car c’est important, le principe de la charte des valeurs est louable, mais si cette charte, en plus ne pas faire consensus, ne peut être appliquée (pour les raisons précédemment évoquées) on ne peut parler que d’électoralisme crasse.  

Par contre et comme je l’ai dit plus haut, si une identité bien définit n’est pas une fin en soi elle demeure nécessaire à la santé du peuple. C’est au travers de l’application de ce principe qu’habituellement viennent les difficiles questions sur l’immigration de personnes ayant des cultures et des valeurs très différentes des nôtres. Sans parler de l’immigration au niveau de sa gestion politique (volonté politique, via des quotas, qu’il y ait plus ou moins d’immigrants), disons qu’elle est une réalité de la mondialisation des rapports économique capitaliste, croisé aux avancées technologiques qui rendent possible le déplacement sur de longues distances d’un grand nombre de personnes pauvres. Évidemment, je mets aussi de côté la question de l’émigration des riches qui elle aussi tombe dans la gestion politique du problème et cette question comme la précédente ne sont pas mon propos.  Par contre, si l’immigration est une réalité, ce n’est pas pour autant qu’elle ne doit pas être gérée comme toute autre réalité et la moindre des choses à faire est d’offrir la citoyenneté active aux immigrants via l’adoption des valeurs du peuple d’accueil. Évidemment, tout est question de dose et il est bien normal que la première génération ne se départira jamais vraiment de son identité et c’est pourquoi il n’est pas question de forcer les immigrants à jouer les pures laines 24h/24. Mais il est tout de même nécessaire à l’inclusion que ceux-ci fassent des efforts, car autrement la création de ghettos ethniques sera inévitable. Et comme toutes personnes lucides et ayant une vision participative de la politique en conviendront, les ghettos ethniques sont la meilleure façon de créer de la xénophobie, du racisme et de la division sociale. Ce qui est du coup une façon très efficace de tuer le sentiment d’unité que nécessite la démocratie par la création d’antagonismes interethniques. Je sais trop bien que ce problème est tout sauf simple à régler concrètement. Mais si le principe en lui-même pouvait être minimalement accepté par le pouvoir juridique et exécutif, nous aurions fait un grand pas en avant.   

Comme nous l’avons vu, la question des valeurs dans une société est fondamentale et nous nous devons d’être clairs face à nous-mêmes ainsi qu’aux nouveaux arrivants sur ces questions. Par contre, il est absolument sûr qu’à l’instant où nous pensons ces problèmes, il ne faut pas perdre de vue que la constitution qui fait loi ici n’est pas québécoise, mais canadienne. Alors la question constitutive est pour l’instant complètement inutile à poser politiquement dans le cadre provincial  Donc au lieu de perdre notre temps sur des chartes qui n’auront pas de pouvoir concret, il serait probablement mieux, et surtout plus saint, de simplement débattre tous ensemble de ce que sont nos valeurs du moment. Ainsi donc, nous pourrons en extraire un semblant de consensus afin de mettre en place des politiques concrètes sur les éléments litigieux d’un côté et de l’autre nous pourrons favoriser la démystification de notre singularité. Ainsi donc, ce travail une fois terminé aura le grand mérite de faire valoir notre droit à l’autodétermination aux yeux du Canada ainsi qu’au reste du monde. Par contre, la question qui demeure; est-ce que le PQ sera capable de faire cet effort de patriotisme particulièrement difficile dans cet univers de démagogie morbide qu’est la politique provinciale au Québec?  J’en doute, mais comme dirait l’autre…. L’Histoire est ouverte! 

Benedikt Arden
  1. Nous pouvons donc, de ce point de vue, aisément mettre en perspective les controverses autour du fameux règlement P-6 de Charest avec les événements des dernières semaines.
  2. Le nominalisme est une doctrine logique, philosophique et théologique qui considère que les mots ou signes ne servent qu'à désigner des étants réels singuliers, et qu'ils ne renvoient pas à des êtres généraux comme peuvent l'être les Idées platoniciennes. Par exemple, le terme « homme » n'a de signification que s'il suppose un homme singulier. Il ne signifie pas une quelconque essence de l'homme en général.
  3. Voir les thèses de Ferdinand de Saussure
  4. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social ou Principes du droit politique (1762), p. 74 et 75
  5. Pour ceux que ça intéresse, vous pouvez vous référer à la fiche Wikipédia sur le livre de Benjamin Constant
  6. Otto Bauer, La question des nationalités et la social-démocratie (1907)