lundi 3 décembre 2012

Montoneros ou l’impossible avant-garde péroniste


En septembre 1955, Perón, alors président de l’Argentine depuis neuf ans, est destitué par un coup d’État civico-militaire et doit s’enfuir en exil. À partir de cette date, le péronisme est officiellement proscrit de la vie politique légale. Pendant les 18 ans qui séparent le deuxième et le troisième gouvernement péroniste, dix présidents se succèdent et le pays connaît une instabilité politique sans précédent. C’est en fait tout le problème de l’héritage politique laissé par le péronisme qui se pose et qui hante la sphère publique : la reconstruction de la démocratie ne peut se faire avec le péronisme, mais sans lui non plus. Cette impasse politique débouche sur le coup d’État de 1966 mené par le général J. C. Onganía : les Forces Armées accaparent alors la totalité de l’Exécutif, du Législatif, et du Judiciaire. Leur régime prive désormais les citoyens de toute possibilité de participer au système politique démocratique ; quant aux partis, ils sont totalement proscrits.

Lorsque le général Lanusse assume la présidence de la Nation en mars 1971, les militaires sont débordés par leurs échecs : les années d’interruption de l’activité politique et la proscription du péronisme, la situation économique désastreuse, les soulèvements populaires urbains, les séries de grèves générales, ont radicalisé les positions, approfondi les luttes sociales, généralisé les mécontentements et augmenté la combativité des étudiants. Dans ce contexte, une partie de la jeunesse argentine - qui n’a reçu d’autre exemple que le régime militaire et la répression - opte pour la guérilla afin de lutter pour la « libération nationale », et de larges franges de l’opinion commencent à justifier l’utilisation de la violence contre la dictature délégitimée.

En juillet 1972, Lanusse convoque des élections pour le 11 mars 1973 afin d’amorcer une sortie politique démocratique. Mais ce rétablissement des mécanismes démocratiques impose d’y intégrer le péronisme. Depuis son exil à Madrid, Perón n’a cessé de hanter la scène publique et a maintenu son aura charismatique sur de larges franges de la société. Il est peu à peu devenu l’incarnation militante d’une multiplicité de mécontents. Aux fidèles partisans traditionnels - syndicats et couches populaires -, s’est désormais ajoutée une part importante des classes moyennes urbaines, des intellectuels et des étudiants. Dans le contexte idéologique de la fin des années 1960, de nombreux jeunes des classes moyennes ont adopté des positions anti-impérialistes d’extrême gauche, et ont cru trouvé dans l’adhésion au péronisme le moyen d’identifier leur lutte à celle du peuple.

C’est le cas du groupe de guérilla péroniste « Montoneros  » qui connaît alors un développement fulgurant. Cette organisation armée qui ne dépassait pas les 20 militants [1] à la fin de 1970, a commencé sa vertigineuse croissance à partir de 1971, pour devenir, en novembre 1972, un mouvement capable de mobiliser dans la rue des milliers de jeunes péronistes. Grâce à leur extraordinaire capacité de mobilisation les Montoneros semblent occuper, jusqu’à la fin de 1973, une place de premier plan sur la scène politique. Cette importante visibilité publique a d’ailleurs amené Perón à les consacrer comme sa « jeunesse merveilleuse ». Pourtant, malgré d’apparents succès, les Montoneros n’ont jamais pu imposer leur vision socialisante du péronisme, ni au Líder, ni à son parti. Pour comprendre cet échec [2], nous chercherons à retracer brièvement l’itinéraire de ce mouvement, en envisageant le rôle crucial que celui-ci accorde à la manifestation en tant que pratique, discours et moyen de la représentation populaire. Il s’agit également d’analyser les signes de faiblesse de cette stratégie montonera qui mise tout sur l’occupation de l’espace par le nombre, sans se préoccuper des éventuelles divergences idéologiques avec Perón et ses fidèles Descamisados [3] ; et de mettre en lumière les contradictions entre une Jeunesse Péroniste, persuadée de représenter mieux que personne le peuple authentique auprès de Perón, et le péronisme « orthodoxe », qui pose que Perón est l’expression même de la volonté populaire. Cette contradiction indissoluble qui débouche, dès 1973, sur une opposition féroce entre deux cultures politiques au sein même du péronisme, se traduit de façon particulièrement notable dans le cadre des manifestations. Enfin, nous avons ainsi considéré que la grande marche sur Ezeiza le 20 juin 1973, à l’occasion du retour du Líder au pays, est un moment clef pour comprendre et illustrer ces enjeux.

La « Jeunesse merveilleuse » de Perón dans la rue
Depuis les premiers mois de 1972, les Montoneros sont des référents dans la lutte contre la dictature. L’organisation s’est dotée, en juillet, d’une structure nationale, les « JP (Jeunesses Péronistes) Régionales » [4], afin de transformer les adhésions politiques en une véritable force mobilisatrice. Grâce aux JP Régionales, les Montoneros ont atteint en peu de temps une large prédominance dans la vie du péronisme [5]. En novembre, la JP est l’organisme qui possède le plus grand pouvoir de mobilisation au sein du parti et les Montoneros se posent en héros de la lutte contre le régime, pour le pouvoir populaire [6]. Ils réalisent régulièrement des réunions politiques ou des manifestations de quartier et centrent leur discours politique sur la mobilisation, l’affrontement à la dictature, le soutien à la guérilla.

Depuis juillet, les jeunes militants mènent l’offensive dans les rues de la ville, en peignant sur les murs des slogans tels le fameux « Luche y Vuelve  » [7]. Ils ont le sentiment qu’ils ont un rôle important à jouer, de mobilisation et d’avant-garde, afin de « démonter définitivement le régime militaire et créer les meilleures conditions pour accéder, ensuite, au pouvoir populaire » [8]. Les 11 et 12 novembre, les JP Régionales organisent à Santa Fe un congrès national pour le retour du général Perón, sous la consigne « gagner la rue pour Perón ». Les mots sont jetés, la rue est au centre de la stratégie de ce mouvement conscient de son pouvoir de mobilisation : c’est un territoire à occuper, afin qu’avec le retour de Perón, ce soit le Peuple qui accède au pouvoir.

Ces jeunes péronistes passent d’ailleurs pour les principaux concernés par les nombreux discours de Perón. A chaque allocution, le vieux leader se réfère à sa « Jeunesse merveilleuse » et laisse croire à son adhésion au programme socialisant de la JP. De leur côté, les forces syndicales, elles, semblent frappées par la disgrâce de leur leader. Alors que s’ouvre la campagne électorale en janvier 1973, la JP est appelée à occuper une place privilégiée dans le nouvel équilibre des forces que Perón paraît imposer. Le 15 janvier, celui-ci lance officiellement la campagne depuis l’Espagne et insiste : 
« C’est à cette jeunesse éclairée qu’est confiée la tâche de mobiliser la citoyenneté populaire derrière les orientations indiscutables de nos préceptes [...]. C’est à cette jeunesse qu’est également confiée la mission d’organiser une génération d’urgence qui, dans le futur immédiat, devra prendre à sa charge la libération définitive de la patrie » [9].

Avec leur capacité de mobilisation et leur discours combatif, les JP seront donc les acteurs clefs de la campagne, aux côtés du candidat Héctor Cámpora [10].

Dans un climat d’effervescence, ils organisent et fixent le ton autour de la lutte pour le pouvoir populaire et le socialisme national. Pendant presque trois mois, tous ces jeunes militants mettent leur ferveur au service d’un énorme travail de captation des masses dont la rue est encore le terrain principal : 
« La campagne du Front fut unique [...], le péronisme avait gagné la rue et il ne restait plus d’espace pour personne d’autre que nous. [...] nous avions la certitude que notre méthode était la plus sûre : prendre directement contact avec le Peuple à travers des mobilisations et des concentrations populaires » [11].

Les JP mobilisent jusqu’au dernier recoin de l’Argentine avec leur consigne « gagner la rue pour gagner les élections » [12]. Quant aux syndicats péronistes, ils sont les grands absents des mobilisations ; les JP centralisent l’attention médiatique et font preuve, sur le terrain, d’un monopole incontesté de l’occupation de l’espace public.

L’illusion de la représentation populaire.
Le 11 mars 1973, le candidat péroniste H. Cámpora est élu président. Sa victoire et son intronisation sont célébrées le 25 mai par d’immenses manifestations [13]. Toute la journée, la prise de pouvoir de Cámpora et la fin du régime militaire sont fêtées dans une atmosphère de liesse populaire par des dizaines de milliers de personnes réunies sur l’historique Place de Mai. Le 25 mai 1973 sanctionne la fin du régime militaire, le retour au système constitutionnel et l’avènement d’un gouvernement majoritairement élu qui incarne la volonté populaire. Après deux décennies de dictature, tout se joue comme si, sur l’espace du centre de la capitale, le « Peuple » venait ratifier sa victoire sur les militaires, pour fêter, récupérer et réaffirmer son pouvoir.

Cette journée de pronunciamiento populaire est encore une fois dominée par la présence et par l’action de l’aile gauche de la Jeunesse Péroniste. Les membres de la Tendance Révolutionnaire sont les acteurs prédominants et omniprésents de la mobilisation. Visuellement, ils dominent l’espace par la profusion de leurs panneaux, étendards, et banderoles. Les membres de ce que l’on commence à appeler « la Tendance » n’ont cessé, pendant trois mois, de dépenser leur énergie pour mobiliser le pays dans la campagne ; ils apparaissent donc comme les héros de cette journée. Grisés par ce sentiment de célébrer leur victoire, d’être les artisans du triomphe péroniste et d’être à l’avant-garde de la lutte pour le pouvoir populaire, les organisations de la JP vont jusqu’à prendre la direction totale de la mobilisation. Ils monopolisent alors, de façon hégémonique, l’espace, les symboles, l’image et l’organisation de la journée. Ils mettent en scène leur triomphe sur l’espace de la capitale et s’associent directement au pouvoir qui s’installe en s’affichant comme les nouveaux héritiers incontestables d’un péronisme socialisant. Ils ont démontré qu’ils ont le peuple de leur côté. Une fois de plus, ils ont complètement éclipsé les péronistes de la première heure : les syndicats et l’extrême droite.

Après leur éclatante victoire du 25 mai, les Montoneros se considèrent donc comme les porte-parole de la lutte populaire et associent l’exercice de cette fonction à leur loyauté envers Perón. Pourtant, avec le péronisme au pouvoir, leurs espoirs de « socialisme national » se heurtent rapidement aux visées politiques de l’autre péronisme, celui des syndicats. Très vite, les dissensions entre les différentes tendances du mouvement éclatent, et s’expriment physiquement dans les rues de la capitale par de constants affrontements [14]. Les factions internes au péronisme s’affrontent pour le contrôle du parti, du gouvernement, mais surtout pour la définition de ce qu’est le « véritable » péronisme.

À partir de la prise de fonction de Cámpora, les groupes de la droite péroniste commencent à exprimer publiquement leurs réticences face au pouvoir de la Jeunesse du parti. Le milieu syndical - à nouveau favorisé par Perón - lance d’ailleurs la contre-offensive, une semaine après le 25 mai, avec une campagne d’opinion dirigée contre le « trotskisme » et la « patrie socialiste ». Les vieux Descamisados, héritiers de 1945, sont bien décidés à rétablir l’« orthodoxie » péroniste.

Ezeiza : la lutte pour le péronisme authentique
Désormais, chacune des deux tendances péronistes cherche à s’approprier la totalité de la représentation du « véritable » péronisme. Mais dans cette lutte entre deux interprétations, seule la parole publique du Líder peut désormais signaler le « traître » pour le différencier de « l’authentique péroniste ». Les événements se précipitent d’ailleurs, lorsque le retour de Perón au Pays est annoncé pour le 20. L’affrontement peut se mettre en scène au grand jour...

La mobilisation du 20 juin 1973 est sans aucun doute la plus importante de toute l’histoire argentine. Ce jour-là, on estime à environ 2 millions le nombre de personnes qui viennent accueillir le général Perón à l’aéroport d’Ezeiza. Mais cette immense Marche fait également partie des épisodes les plus douloureux qui ont marqué le pays. La grande cérémonie qui devait permettre les retrouvailles du leader avec son peuple, soigneusement préparée par une commission composée de membres de la droite péroniste [15] et dirigée par le général d’extrême droite Juan Manuel Osinde, tourne finalement au drame. Vers 14 h, une fusillade éclate entre les groupes de l’extrême droite - armés de fusils et de mitraillettes et placés sur l’estrade depuis laquelle Perón devait s’adresser à la foule -, et des manifestants de la Tendance Révolutionnaire.

Pour nous, il s’agit surtout ici de replacer le 20 juin dans le contexte des rivalités entre la gauche et la droite péroniste, pour analyser les affrontements d’Ezeiza du point de vue de l’occupation de l’espace et de la dispute de territoire entre deux versions concurrentes du péronisme.

D’abord, il faut insister sur l’importance de cette première rencontre avec Perón pour chacun des deux camps péronistes. A Ezeiza, le péronisme tout entier doit être présent, « rassemblé » dans ses composantes les plus disparates, sous les regards de plus d’un millier de journalistes, cameramen, photographes prévus sur les lieux, et de tous les habitants du pays. A travers les retrouvailles avec le Líder, chacune des deux tendances du mouvement attend donc une légitimation de fait de son interprétation du péronisme, une sorte d’arbitrage public du général. Pendant l’exil de Perón, les divergences internes au péronisme s’exprimaient sous la forme d’adhésions et d’interprétations différentes de la parole publique de Perón. Avec le retour de celui-ci, il ne pourra y avoir qu’une seule parole légitime, la sienne, celle qui doit désigner les vrais péronistes. Tout l’enjeu est donc de convaincre Perón de choisir ouvertement les dignes héritiers de la doctrine péroniste, de définir avec « quel Peuple » il fera ses retrouvailles.

Les Montoneros semblent conscients de l’importance de ce premier contact public mais ils restent confiants, persuadés d’être les maîtres de la victoire péroniste, et sûrs de leur capacité de mobilisation. Il s’agit de démontrer au Líder leur supériorité numérique sur la tendance adverse et lui rappeler que son retour doit beaucoup à leur militantisme. La consigne générale « Allons à Ezeiza / Allons compagnons / pour recevoir le vieux montonero » est révélatrice : le péronisme n’est pas seulement assimilé aux Montoneros, il lui est carrément substitué, car Perón n’est plus le premier des Descamisados, il est avant tout Montonero. Ce ne sont plus les Montoneros qui se voient attribuer la qualité de péronistes, mais bien Perón qui se voit décerner la condition de Montonero. La Tendance Révolutionnaire a donc la prétention d’enseigner au leader, par son pouvoir de mobilisation, « qui » est le vrai peuple et « qui » sont les vrais péronistes. Pour cela, il suffit de rééditer le 25 mai devant les yeux de Perón. Il s’agit de réaliser une démonstration de force par le nombre, qui devra impressionner le vieux général et le persuadera de conduire son mouvement, et le pays, au côté des organisations gauchistes du parti.

Le rassemblement à Ezeiza est aussi un enjeu pour la droite péroniste. L’expérience du 25 mai lui a servi de leçon, et elle n’est plus disposée à être cachée, submergée, recouverte une fois de plus par les banderoles et les slogans de la JP-Montoneros. En fait, la commission d’organisation dirigée par Osinde est avant tout un instrument de coordination des groupes de choc d’extrême droite qui s’organisent pour contrer la démonstration de force indésirable que préparent les partisans de la « patrie socialiste ». Dès le 18 juin, les bras armés de la CGT et de l’Union Ouvrière Métallurgique (UOM), ainsi que d’autres commandos de choc [16], aidés par des Espagnols franquistes et 3 vétérans français de l’OAS [17], s’emparent du contrôle des lieux du rassemblement. Leur objectif : freiner l’enthousiasme de la Tendance Révolutionnaire et ne plus laisser ses manifestants occuper le terrain.

Le rassemblement du 20 juin à Ezeiza se présente donc comme une future bataille pour l’occupation de l’espace, pour la visibilité publique et médiatique. La tribune officielle, placée sur le pont 12 de l’autoroute Riccheri, apparaît très clairement comme l’objet principal de cette dispute de territoire. Elle représente un point stratégique, le lieu depuis lequel Perón devra prononcer son discours et d’où il verra la foule. L’occupation des premières lignes, devant l’estrade, est l’enjeu crucial pour être les plus visibles du Líder, mais aussi des photographes, des journalistes et des observateurs.

Une comparaison entre les appels à la Marche sur Ezeiza de l’UOM et des FAR-Montoneros, tous deux parus dans les journaux les 19 et 20 juin [18], illustre de façon amusante cette obsession du moment. Pour illustrer leur appel à manifester, les Montoneros utilisent la fameuse photo prise depuis le balcon de la Casa Rosada le 25 mai 1973 : elle présente la Place de Mai, envahie par les banderoles de la Tendance Révolutionnaire, et met ainsi en évidence la domination visuelle, la supériorité numérique qu’ils ont démontrées ce jour-là ; et qu’ils comptent rééditer... Sur l’annonce publiée par l’UOM, on aperçoit cette même photo ; mais cette fois, la grande banderole déployée au premier plan, qui originellement portait l’inscription Montoneros, a été retouchée pour lui substituer celle de l’Union Ouvrière Métallurgique. Ainsi, c’est bien la visibilité publique, l’occupation physique et complète de l’espace du rassemblement qui est en jeu : les uns (la Tendance) mettent tout en œuvre pour placer la plus grande banderole à l’endroit le plus voyant - cette fois devant la tribune - ; les autres (la droite), sont prêts à tout pour empêcher que cela se reproduise, grâce à un montage photo, mais aussi par des moyens beaucoup plus imposants et dissuasifs. En effet, l’impressionnant dispositif paramilitaire mis en place officieusement par la commission organisatrice d’Osinde révèle très clairement la volonté des péronistes de droite de se rendre maîtres de l’estrade officielle et de ses environs, afin d’en empêcher l’approche aux militants de la tendance adverse [19].

Au regard du déroulement concret des événements, les alentours de la tribune apparaissent bien comme l’objet de dispute, et la fusillade peut s’interpréter comme une lutte entre la gauche et la droite péronistes, pour l’occupation de ce territoire. La configuration du rassemblement vers 14 heures, juste avant les affrontements, démontre que l’espace que la droite péroniste a tenté de conserver avec tant de soins depuis la veille, commence alors lui échapper : 
« Aux alentours de la tribune, il n’y avait pas seulement les banderoles des syndicats comme l’avait prévu la Commission organisatrice ; au contraire, la majorité des banderoles appartenaient à la JTP, la JUP, et aux JP, FAR et Montoneros. [...] Et ce, alors que l’on attendait encore de nombreux manifestants Montoneros, sur le point d’arriver » [20].

Ainsi, il semble qu’en début d’après-midi, les groupes de la droite péroniste soient sur le point de perdre leur hégémonie sur l’espace qui sera visible par Perón à son arrivée ; un espace peu à peu envahi par les manifestants de la Tendance, munis de leurs bannières et de leurs tambours retentissants. La fusillade la plus importante vers 14 h 30, survient d’ailleurs au moment où un groupe d’environ 60 000 militants de la gauche péroniste s’apprête à arriver [21]. On comprend que les « maîtres de la tribune », se sentant alors menacés par l’arrivée de cette colonne fournie et imposante, aient choisi de tirer. Perón, averti des incidents, n’atterrira jamais à Ezeiza, mais à l’aéroport de Morón. À la fin de la journée, on compte 13 morts et 365 blessées [22].

Ce dénouement des événements révèle parfaitement l’enjeu de ce combat entre manifestants JP-Montoneros et groupes armés de l’extrême droite péroniste. La célèbre image du général Osinde après la bataille, qui, depuis la tribune officielle, exhibe triomphalement sa mitraillette à la foule, est très emblématique de ce qui vient de se passer. L’objectif de la droite péroniste est atteint, elle n’a pas cédé le terrain aux « gauchistes », elle ne leur a pas laissé la possibilité de monopoliser une fois de plus la mobilisation. La droite a récupéré le devant de la scène - physique comme abstraite - au sein du péronisme. Elle a eu recours à l’attaque frontale.

Le 20 juin 1973 dévoile donc au grand jour les antagonismes exacerbés par le retour de Perón au pays. Il annonce le début de la fin du phénomène Montonero, de son image hégémonique qui lui est désormais disputée par la droite péroniste. Le « massacre d’Ezeiza » renverse donc complètement la donne politique.

Surtout, la signification du 20 juin pourrait se résumer par ces mots de Perón : « Nous sommes justicialistes, nous sommes ce que disent les 20 vérités péronistes et rien d’autre » [23]. Il n’y a plus de doutes sur ce que pense Perón de la « Patrie Socialiste » dans cette nouvelle conjoncture. Dans cette phrase, le programme socialisant de la Tendance Révolutionnaire n’a pas sa place. Les événements d’Ezeiza ont mis en scène, concrètement, l’échec des prétentions exprimées depuis la campagne électorale par les Jeunesses Péronistes. Jusqu’ici, elles avaient opté pour ignorer les différences qui pourraient surgir entre leurs positions idéologiques et celles de Perón, prenant au pied de la lettre les sécurités offertes par le leader d’une « Jeunesse merveilleuse » qui hériterait du mouvement. Pendant 5 mois comme à Ezeiza, ils ont imaginé que leur capacité de mobilisation et d’organisation des masses suffirait pour faire incliner la balance (en l’occurrence Perón) en leur faveur, face aux syndicats. Ils ont cru qu’il serait possible de convertir Perón au Socialisme National et partager avec lui la conduite du pouvoir en lui démontrant qu’ils avaient le peuple de leur côté. Ils se sont habitués à penser en termes de stratégie d’occupation de l’espace, mais n’ont pas prévu qu’on pourrait recourir aux armes pour freiner leur marche impétueuse.

Marianne GonzÁlez AlemÁn

*
Cet article reprend quelques-uns des thèmes développés dans mon mémoire de DEA, Péronismes, représentation populaire et occupation de l’espace à Buenos Aires, 1972-1974, soutenu en 2002, sous la direction du professeur François-Xavier Guerra (Université de Paris I, Panthéon-Sorbonne).

[1] GILLESPIE (Richard), Soldados de Perón. Los Montoneros, Buenos Aires, Grijalbo, 1987, p. 152-153.

[2] Cet échec est traditionnellement symbolisé par le rassemblement du 1er mai 1974, lorsque Perón chasse les manifestants Montoneros de la place de Mai, les traitant d’« imbéciles inutiles ».

[3] Ce terme apparaît pour la première fois dans le journal La Vanguardia en 1945 pour désigner d’un surnom péjoratif les foules mal habillées composant les manifestations péronistes. L’appellation est très vite récupérée par les péronistes eux-mêmes : la qualité de descamisado est alors revendiquée comme représentative de l’identité des masses péronistes. Les Descamisados représentent les péronistes de la première heure, ceux de 1945, c’est-à-dire les masses laborieuses et populaires. Pendant le régime péroniste, les syndicats, fidèles à Perón, sont les Descamisados par excellence.

[4] Six Régionales ayant chacune à leur tête un délégué qui les représente à la direction nationale que conduit Rodolfo Galimberti.

[5] Au début de l’année, Perón a nommé R. Galimberti, le porte-parole de l’organisation, comme représentant de la Jeunesse au Conseil Supérieur Justicialiste. De même, en novembre 1972, Juan Manuel Abal Medina est désigné secrétaire général du Mouvement Justicialiste. S’il n’est pas Montonero, mais nationaliste, son nom est associé à son frère Fernando Luis, héros Montonero tué en 1970 ; sa nomination est interprétée dans l’opinion comme un geste de Perón en faveur des milieux révolutionnaires.

[6] La Jeunesse Péroniste est alors un conglomérat de groupes et de tendances de diverses extractions idéologiques qui s’identifient à la « patrie socialiste ». Elle est composée par la Juventud Trabajadora Péronista (JTP) ; la Juventud Universitaria Peronista (JUP) ; la Unión de Estudiantes Secundarios (UES) ; Fuerzas Armadas Revolucionarias (FAR) ; los Montoneros ; las Fuerzas Armadas Peronistas (FAP) et le Peronismo de Base (PB). Un autre secteur juvénile, lui aussi important, appelé Transvasamiento generacional, dont la consigne est la « patrie péroniste », est composé de la Federación de Estudiantes Nacionales (FEN), et de la Organización Universitaria Peronista (OUP).

[7] « Luttez et il [Perón] reviendra » in BASCHETTI (Roberto), De la guerrilla peronista al gobierno popular. Documentos (1970-1973), La Plata, Editorial de la Campana, 1995, p. 20.

[8] La Opinión, 14 novembre 1972.

[9] « El general Perón lanza desde Madrid la campaña electoral », 15 janvier 1973, in BASCHETTI (Roberto), op. cit., p. 491-497.

[10] En décembre 1972, Perón, qui depuis son exil forcé ne peut prétendre se présenter aux élections, a désigné Hector Cámpora comme candidat du péronisme à la présidence. La promotion de cet obscur dentiste de province, connu pour ses récentes, mais étroites relations avec les militants des JP Régionales, est interprétée comme un nouveau geste en faveur de la Tendance Révolutionnaire du Mouvement.

[11] CÁMPORA (Héctor), El mandato de Perón, Buenos Aires, Ediciones Quehacer nacional, 1975.

[12] Par exemple, voir le document des FAR « Con el Frente al gobierno, con el ejército peronista al poder », in BASCHETTI (Roberto), op. cit., p. 513-515.

[13] Voir mon mémoire de DEA, p. 25-34.

[14] Pour plus de détails, voir mon mémoire de DEA, p. 36-41.

[15] La commission est présidée par José Rucci, secrétaire général de la CGT, et Lorenzo Miguel, dirigeant des 62 organisations. Elle est composée, entre autres, par l’activiste de la droite péroniste Norma Kennedy ; seul J. M. Abal Medina, donne l’illusion de représenter la Tendance, bien qu’il n’en ait jamais réellement fait partie.

[16] VERBITSKY (Horacio), Ezeiza, Buenos Aires, Contrapunto, 1986.

[17] Organisation Armée Secrète, voir BERNAND (Cármen), Histoire de Buenos Aires, Paris, Fayard, 1997, p. 324.

[18] La Opinión, 19 juin 1973 et La Nación, 19 juin 1973.

[19] VERBITSKY (Horacio), op. cit. Si la démarche et les objectifs de Verbitsky consistent à prouver l’existence d’un « complot prémédité » par la droite, pour affronter la gauche, renverser Cámpora et prendre le pouvoir ; si ses conclusions sur cet épisode encore brûlant, sont peut-être parfois subjectives, les détails et les faits qu’il met en lumière sur les préparatifs matériels du « complot » sont toujours documentés et vérifiés.

[20] ANGUITA (Eduardo), CAPARROS (Martín), La Voluntad. Una historia de la Militancia revolucionaria en la Argentina. 1966-1973, tome II, Buenos Aires, Grupo Editorial Norma, 1997, p. 77.

[21] Selon les informations croisées de VERBITSKY (Horacio), La Voluntad, tome II, p. 79-81 et La Nación, 21 juin 1973.

[22] VERBITSKY (Horacio), op. cit., p. 118.

[23] Discours de Perón le 21 juin 1973, au lendemain de la fusillade.